(Entretien) Alexandre Del Valle, »Les talibans sont bien conseillés par le Qatar »
(Entretien) Alexandre Del Valle, »Les talibans sont bien conseillés par le Qatar »

(Entretien) Alexandre Del Valle, »Les talibans sont bien conseillés par le Qatar »

Alexandre Del Valle est géopolitologue.

Les talibans ont marché sur Kaboul, quels sont les grands enseignements à tirer de l’intervention franco-américano-britannique en Afghanistan ?

C’est bien entendu un échec. Au-delà de cet échec, il est intéressant de noter que les plus fortes armées du monde entier – et en particulier les puissances de l’Atlantique – n’ont obtenu aucun résultat concret après 20 ans de forces, de bombardements voire de luttes socio-politico-économiques. Le retour des talibans dans la capitale n’est que la cerise sur le gâteau. Depuis 2011, on savait qu’on serait obligés de faire revenir les talibans dès lors qu’ils donneraient quelques garanties. Mieux, des témoins oculaires (militaires, hauts fonctionnaires) m’ont confirmé à plusieurs reprises que dès 2005, tout était déjà écrit. A peine 4 ans après le début de cette opération, qui avait d’ailleurs été plutôt bien accueillie, la plupart des Afghans, même islamistes, n’ayant pas apprécié le fait que les talibans s’embarquent dans l’aventure Al-Qaïda et qu’ils n’arrivent pas à contrôler Ben Laden. Les talibans avaient été discrédités par le fait qu’ils aient rompu avec la tradition pachtoune – ethnie majoritaire – qui n’est pas interventionniste mais se situe plutôt dans la gestion des affaires internes. L’Occident aurait pu jouer de ce créneau et ainsi gagner quelques cœurs, mais les bombardements ont été dévastateurs, de nombreux innocents y ont laissé leur vie. Aucun plan de conquête des cœurs n’a été mis en place. Dès 2005, on savait que l’Afghanistan serait un embourbement et que nous ne ferions pas mieux que les Soviétiques. Nous avons fait beaucoup de dégâts, les bombes intelligentes n’existent pas contrairement à ce que peuvent dire les Occidentaux. J’ai énormément de témoignages du fait que des familles entières sont devenues pro-talibans en réaction à la violence de l’occupation occidentale. De plus, les gouvernements soutenus par l’Occident étaient totalement corrompus et inefficaces. Les milliards de dollars américains qui ont été dépensés furent détournés, à l’image du président afghan qui a fui ces dernières semaines au Qatar avec des millions de dollars sur lui. Une nouvelle fois, on peut avoir les meilleures bombes et les meilleures armées de notre planète, nous ne pouvons rien face à un ennemi asymétrique qui connaît ses montagnes et contre lequel on ne peut utiliser l’arme atomique. Certains peuples ne seront jamais soumis et l’histoire le démontre depuis 200 ans en Afghanistan. De même que dans notre propre pays les meilleures armes n’arrivent pas à bout des islamistes qui, tels l’herbe sous le goudron trouvent le moyen de se frayer un chemin, nous avons échoué en Afghanistan.

Doit-on faire comme la Chine et dialoguer avec ces talibans ?

De toute façon, c’est déjà le cas mais de manière plus hypocrite que les Chinois. L’Occident préfère passer par l’intermédiaire qu’est le Qatar. Depuis 2017, cette discussion est officielle. Nous ne disons pas que nous allons reconnaître le régime mais on a bien validé l’arrivée des talibans à Kaboul. Il y a eu des rencontres sous les auspices du Qatar et ça été donc planifié, on s’y est préparé et cela se matérialise par une date à partir de laquelle nous devions partir. Jusqu’à cette date, il fallait évacuer nos troupes, nos fonctionnaires et nos collaborateurs. Le Qatar est présent pour faire le lien entre nous et les plus gros islamistes du monde entier. Cet Etat est l’allié à la fois de l’Occident et des islamistes terroristes. C’est de la realpolitik, mais nous sommes plus hypocrites que les Chinois, Pakistanais, Russes ou Iraniens, qui ont déjà officiellement annoncé qu’ils risquaient de reconnaitre ce gouvernement.

Quels sont leurs alliés politiques ?

Actuellement, ils ont comme soutient indirect, non subjectif, les Chinois. En soutien direct, les Qataris les aident. On peut même dire que le Qatar est le parrain des talibans. De nombreux groupes affiliés aux Frères musulmans dans le Monde soutiennent aussi leur démarche. Il existe des passerelles entre les deux dans la mesure où les Frères musulmans ont toujours été proches d’Al-Qaïda. Le Pakistan fait aussi partie de leurs alliés car le succès de ces talibans en Afghanistan est une réussite pour le Pakistan. Ce sont les Pakistanais qui ont pris cette secte au départ, elle est issue de l’islamisme indien et le Pakistan l’a choisie dans la mesure où elle correspondait parfaitement aux mœurs tribales et obscurantistes des pachtounes. Le plus grand bénéficiaire de cette victoire talibane, c’est bien entendu le Pakistan. N’oublions pas que la Chine est un allié stratégique du Pakistan, lui-même ennemi de l’Inde ; on comprend mieux les logiques diplomatiques. Il est important aussi de préciser que ces talibans ne sont pas au pouvoir pour rien. Ils ont été mis en place pour combattre l’ethnie Tadjik, elle alliée de l’Inde. L’Iran veut bien s’entendre avec eux sans être pour autant amis. La Turquie pourrait être allié aux talibans sous certaines conditions mais elle est tenue par l’OTAN. Cette pression de l’Alliance Transatlantique a conduit Erdogan à faire marche arrière ces derniers jours. En ce qui concerne l’Occident, il y a eu une sorte d’avalisation des talibans puisqu’on parle déjà de la menace Daesh en Afghanistan. On prépare l’opinion petit à petit. Si les talibans ne commettent pas l’erreur de laisser leur territoire comme centre mondial des camps d’Al-Qaïda, s’ils sont malins en outre en renonçant au djihadisme international alors l’Etat islamique sera utilisé comme épouvantail et banalisera ainsi par contraste les talibans. C’était déjà le même cas en Syrie lorsque les occidentaux ont donné des armes à des rebelles islamistes syrien anti-Assad, proches d’Al-Qaïda, mais le vrai danger nous disait-on c’est Daesh. Les talibans sont bien conseillés par le Qatar et ne feront certainement pas l’erreur de 2001 de soutenir le djihadisme mondial.

Éric Ciotti et certains élus LR appellent à aider le fils Ahmad Massoud, est-ce la bonne stratégie à adopter ?

Le fils du commandant Massoud a déjà perdu. Ils ont perdu les batailles. Les troupes tadjikes de Massoud et certaines troupes Hazaras ou Ouzbeks ont déjà perdu. Les talibans viennent de gagner la grande bataille de la vallée du Panchir, donc les dés sont joués et les talibans sont devenus les maîtres du pays. L’Occident ne se battra de toute manière pas pour le Panchir.

Ce nouveau régime peut-il encore plus déstabiliser un Moyen-Orient déjà très fragile ?

Plus que la déstabilisation du Moyen-Orient, ce régime va essayer de négocier – certes avec aucun moyen économique – ce que les Saoud avaient négocié avec les Américains en 1945 : une force totalitaire islamique mais avec des deals pragmatiques. Les talibans seront donc totalitaires mais seulement à l’intérieur de leurs frontières. Il existe deux tendances chez les talibans : la tendance nationale islamiste et internationaliste islamiste. Cette dernière est représentée chez les talibans : le numéro 2 du régime, Sirajuddin Haqqani, est le pilier de l’alliance entre talibans et Al-Qaïda. Si la tendance afghane est victorieuse sur celle pro-Al-Qaïda, alors l’idée du Qatar, c’est que malgré une mauvaise image, les talibans soient acceptés par pragmatisme. Nous avons déjà reconnu d’autres états totalitaires qui n’avaient pourtant rien à envier aux talibans. Les Occidentaux ont été les alliés du régime maoïste qui a pourtant le plus grand nombre de morts du communisme, et avant, ils avaient reconnu le régime stalinien. Ce n’est pas la première fois qu’un régime totalitaire serait reconnu.

Propos recueillis par Paul Gallard

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