Tout d’abord, pouvez-vous nous présenter le métier de reporter, notamment celui de reporter de guerre ? Quels sont les risques, mais aussi les bons côtés de votre métier ?
« Entre toutes les passions de l’esprit humain, l’une des plus violentes, c’est le désir de savoir. Bossuet, Sermon sur la mort.
Faire ce métier c’est en accepter dès le départ les risques. Aussi, je n’évoquerai que ses bons côtés.
Imaginez une seule seconde l’état du monde sans la présence d’hommes et de femmes tissant un compte rendu de ce dont ils sont témoins. Imaginez un instant encore que ce métier n’existe pas.
Le reporter est un témoin. Il tente avec le peu de moyens qu’il a de faire la lumière sur des sujets qui l’animent. Un témoin sans illusion car un film ne changera jamais le cours des événements mais il tente d’éclairer le sort des vies humaines pour permettre, à terme, aux populations de vivre dans la paix, pour que la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme soit une réalité partout sur la planète. La finesse et la puissance des images.
Un semblant d’équité.
Dans un monde injuste, les hommes peuvent être défendus par des images. Montrer ce qui est condamnable pour l’homme est une question de morale.
Nous ne pouvons pas traiter une personne comme un chose, où qu’elle se trouve dans le monde.
Il ne s’agit ni de juger, ni d’apporter des condamnations arrogantes. Nous filmons des fragments d’Histoire. L’histoire se passe difficilement de mémoire. Un film est une mémoire captée par l’objectif.
Enfin, un reporter doit être habité du désir du bien commun. Sans naïveté ni idéalisme. C’est stimulant.
Qu’est-ce qui vous a poussé à vous rendre dans le Donbass en 2015 et que pensez-vous du traitement médiatique de ce conflit ?
Au sujet du traitement médiatique je me contenterais de reprendre cet article de mes confrères de France 24 : « Le chef de la Marine allemande, Kay-Achim Schönbach, a démissionné de ses fonctions après des propos controversés sur la crise en Ukraine, a annoncé, samedi 22 janvier, un porte-parole du ministère de la Défense.
Le vice-amiral, qui avait, entre autre, qualifié d’ineptie l’idée que la Russie veuille envahir l’Ukraine, va quitter ses fonctions « avec effet immédiat », a précisé le porte- parole à l’AFP. Ce que Vladimir Poutine veut, « c’est être respecté », a déclaré ce militaire, selon une vidéo circulant sur internet, filmée lors d’une réunion d’un groupe de réflexion qui s’est tenue vendredi, à New Delhi. »
Cela résume la difficulté de s’exprimer au sujet de l’Ukraine. Renaud Girard y parvient. Il pondère un traitement médiatique hystérique. Le fait que la Russie ne daigne pas parler d’égal à égal à l’Ukraine ne signifie pas que Poutine ait envie de l’envahir prochainement.
Je suis partie pour le Donbass à la suite d’une rencontre. “ Tu sais ce qui se passe en Ukraine en ce moment ? ” me demande, Alexandre, le père d’une amie de ma fille, ukrainien d’origine à la sortie des classes. Il me montre une vidéo du président Porochenko, nouvellement élu, lors de son discours d’unité nationale en juin 2014 :
“Nous aurons du travail et eux, non” clame-t-il depuis un pupitre, le doigt tendu. Eux, ce sont des Ukrainiens de l’Est que le gouvernement déclare terroristes. “Nous aurons les retraites et eux, non. Nos enfants iront à l’école et dans les garderies, les leurs resteront dans les caves du sous-sol. Parce qu’ils ne savent rien faire ! “
Ce discours n’est pas celui qui m’a été rapporté dans les articles que j’avais pu lire à l’époque où l’on félicitait l’investiture du président pro-Européen soucieux de la paix et du consensus.
Aussi, plusieurs questions m’obsèdent, accompagnée d’Alexandre, je décide d’aller à l’Est de l’Ukraine, à la rencontre de ces enfants et leurs familles. Qui sont ces gens qui vivent depuis des mois dans des caves ? Qui sont ces enfants qui resteront dans les caves ? Pourquoi ces Ukrainiens de l’Est ont-ils un attachement à la Russie et pourquoi prennent-ils les armes ?
Certains aspects du conflit sont traités avec un regard très pro-occidental. Nombre d’articles soulignent – à juste titre – la volonté de propagande de la Russie sur ce sujet mais dans le même temps, ces mêmes médias ne sont pas exempts d’une certaine partialité, que ce soit en étant essentiellement « embedded » côté ukrainien, ou en prenant moins de distance avec les sources ukrainiennes qu’avec les sources russes. Ou tout simplement en médiatisant plus ou moins certains sujets.
Quelques exemples : Soutien de Washington versus soutien de la Russie
Quelques –rares- articles dans la presse française ont rapporté courant avril que des troupes américaines s’apprêtent à entrainer des soldats ukrainiens. On trouve un article dans le Figaro et un sur le site de RFI, ainsi qu’une dépêche AFP, peu reprise par les autres médias.
Ainsi, 300 soldats américains vont entraîner 900 soldats de la Garde nationale ukrainienne. Précisons qu’il ne s’agit donc pas de l’armée régulière ukrainienne, mais, selon l’article de RFI, de la garde « composée notamment de volontaires ayant fait partie des milices d’autodéfense lors de la révolution du Maïdan », placée sous l’autorité du ministère de l’intérieur. Dans cette garde, se trouvent donc des membres de brigades d’extrême droite comme le bataillon Azov, responsable de plusieurs exactions (on y revient dans une autre partie).
Alors que plusieurs articles dénonçaient l’intervention russe en Crimée et dans l’Est de l’Ukraine, l’aide militaire de Washington n’est pas discutée ni interrogée, ni par les pouvoirs publics, ni par les médias, qui y consacrent peu d’articles.
Les Etats-Unis et la Russie ne sont probablement pas à mettre sur le même plan en terme de démocratie et de liberté de la presse notamment, mais on peut s’étonner tout de même que lorsque ces des deux puissances soutiennent un camp ou l’autre au sein d’un même pays, la réaction médiatique est loin d’être la même.
Traitement des exactions : difficulté à évoquer les victimes pro-russes et la responsabilité des « pro-Maidan ».
Odessa :
Quand j’ai commencé cette enquête sur le Donbass, j’ai découvert avec sidération à quel point le massacre d’Odessa en mai 2014 avait disparu de la mémoire du grand public français. En fait, c’était même un évènement inconnu… Une info à bas bruit, de celles qui ne laissent pas de traces dans les cerveaux : 48 personnes tuées dans un incendie au cœur d’une grande ville européenne en plein milieu du XXIème siècle.
Après plusieurs mois de médiatisation du mouvement Maidan, on assiste à une forme de tournant, en mai 2014, avec l’incendie de la maison des syndicats, dans lequel une quarantaine de pro-russes sont morts. Que s’est-il passé ?
Au départ, un groupe de « pro-russe » affronte dans la rue un groupe de supporter de foot, « pro-Maidan ». Difficile, selon les articles, de dire qui a provoqué qui… Toujours est-il que les pro-russes ont dû se réfugier dans la maison des syndicats d’Odessa, mais très vite, celle-ci prend feu. Une quarantaine de « pro-russe » a péri dans l’incendie.
Pour cet événement, dans les premières heures, on assiste à une information très partielle voir inverse de la réalité. Sur France 3, le Soir 3 du 2 mai évoque l’incendie, mais sans jamais dire qui sont les victimes.
L’AFP dans ses premières dépêches, ne précise pas qu’il s’agit de « pro-russes » qui sont morts dans l’incendie. Il faut attendre le lendemain pour avoir la première dépêche qui le précise…
Or, puisque jusque-là les victimes étaient les pro-Maidan, les téléspectateurs logiquement perçoivent l’information par ce prisme et pensent que ce sont des pro-Maidan qui sont une fois de plus attaqués par des pro-russes, alors qu’ici c’est l’inverse. Tout se passe comme s’il était difficile pour certains médias de dire que cette fois-ci ce sont des « pro-Maidan » qui sont les bourreaux.
Les événements de l’hiver 2014 à Kiev ont été présentés comme une contestation populaire et légitime, fondée sur les aspirations démocratiques et européennes de la population et son ras-le-bol à l’égard d’un régime corrompu et outrancièrement pro- russe. Moscou a été présenté comme un agresseur bafouant sans scrupule le droit international.
Une telle vision de la situation est partielle et partiale et mérite d’être corrigée par une lecture plus objective de la situation.
Auditionné le 25 mars 2015 par la commission de la défense de l’Assemblée nationale, le général Christophe Gomart, directeur du renseignement militaire (DRM), est revenu sur les évaluations de ses services quant à la crise dans l’Est de l’Ukraine, en août et septembre 2014.
Voici ses propos : » L’OTAN avait annoncé que les Russes allaient envahir l’Ukraine alors que, selon les renseignements de la DRM, rien ne venait étayer cette hypothèse – nous avions en effet constaté que les Russes n’avaient pas déployé de commandement ni de moyens logistiques, notamment d’hôpitaux de campagne, permettant d’envisager une invasion militaire et les unités de deuxième échelon n’avaient effectué aucun mouvement. La suite a montré que nous avions raison car, si des soldats russes ont effectivement été vus en Ukraine, il s’agissait plus d’une manœuvre destinée à faire pression sur le président ukrainien Porochenko que d’une tentative d’invasion. »
L’année 2020 a été marquée par la pandémie mondiale du COVID-19, mais également par la Guerre meurtrière du Haut-Karabagh. À ce titre, vous avez réalisé le film-documentaire intitulé « Silence dans le Haut-Karabagh », pourquoi avoir choisi de vous rendre dans cette zone de conflit ?
Avant de m’y rendre j’ai eu accès à des vidéos. Elles montraient diverses exactions commises sur des prisonniers de guerre et des civils dans le cadre du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan au Haut-Karabagh. Cela suffisait à motiver mon désir de m’y rendre.
Avec Jean-Christophe Buisson, Directeur Adjoint du Figaro-Magazine, vous faites partie des reporters et journalistes ayant dénoncé l’utilisation d’armes interdites par l’Azerbaïdjan, pouvez-vous nous dire de quelles armes il s’agit ? Et surtout, dans quel but pensez-vous que ces armes ont été utilisées ?
Pour commencer La France a dénoncé, très tôt dans le conflit, l’envoi par la Turquie de mercenaires djihadistes, en appui des forces azerbaïdjanaises. D’après l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), leur nombre se serait élevé à environ 1 500 – 2 000, chiffre qui est difficile à confirmer précisément mais semble communément admis. Les autorités azerbaïdjanaises dénoncent, quant à elles, la présence de combattants français et libanais d’origine arménienne au Haut-Karabagh.
Des bombes à sous-munitions, pourtant interdites, ont été utilisées. Selon Amnesty mardi 6 octobre 2021 au matin, à Stepanakert. La veille, Amnesty International dénonçait, dans un communiqué, l’utilisation de bombes à sous- munitions, interdites depuis 2010 par une convention internationale. L’ONG a « corroboré » des informations sur l’usage de ces armes, dénoncé par des vidéos publiées par des sources arméniennes durant le week-end. Les experts de l’ONG ont pu localiser les zones résidentielles de Stepanakert où ont été tournées ces images, et identifié des bombes à sous-munitions M095 DPICM qui semblent avoir été tirées par les forces azéries.
« L’utilisation de bombes à sous-munitions est interdite en toutes circonstances par la loi humanitaire internationale, rappelle Denis Krivosheev, directeur pour l’Europe de l’Est et l’Asie centrale à Amnesty. Le déploiement de ces armes qui frappent de façon indiscriminée dans des zones résidentielles est absolument effrayant et inacceptable. »
Par ailleurs j’ai constaté, à travers de nombreux brûlés aux phosphore l’utilisation de bombes au phosphore. Accusations également formulées par Bakou contre les Arméniens. L’utilisation du phosphore provoque des blessures très graves et difficiles à soigner pour les humains, et à moyen et long terme endommage gravement l’environnement.
J’ignore dans quel but ces armes ont été utilisées.
Le Gouvernement français s’efforce à maintenir une position de neutralité dans le conflit du Haut-Karabagh, arguant sa position de co-Présidente du groupe de Minsk, et cela malgré les preuves de crime de guerre et de destruction du patrimoine commis par l’Azerbaïdjan, pensez-vous que la neutralité de la France aide réellement les arméniens ?
Demandons-nous plutôt comment tirer les leçons d’un demi-siècle d’échecs d’une politique qui a conduit au déclassement de la France dans tous les domaines : économique, scientifique, financier éducatif, culturel, diplomatique. La France peut retrouver sa place et assurer son rôle de puissance d’équilibre dans les rapports entre les nations, spécialement dans toutes les régions du Monde où elle est présente : aujourd’hui plus particulièrement en Europe et dans la région Indo-Pacifique. Il y va de l’avenir de la paix dans ces régions, et également du retour de la croissance et du développement en France comme en Europe.
Pour atteindre ces objectifs, une redéfinition de l’action de la France, de sa diplomatie et des politiques qui la sous-tendent, est indispensable. En clair, si la politique de ces dernières années doit changer, c’est parce qu’elle est en décalage avec les réalités nationales et internationales que nous pouvons observer.
La France doit jouer un rôle premier de puissance d’équilibre, qu’elle seule peut avoir et qui est indispensable pour éviter la confrontation inévitable des blocs : malgré ses faiblesses apparentes aujourd’hui, la France dispose de tous les atouts nécessaires pour être un des acteurs les plus importants du XXI ème siècle.
La France est un très grand pays. Elle peut faire émerger un pôle d’équilibre en refusant de se soumettre à la logique des chocs de civilisation.
Enfin, la seconde Guerre du Haut-Karabagh est considérée comme l’une des première guerres « High-Tech » par certains spécialistes, comment est-il possible de prévenir de l’utilisation de ces armes de haute technologie qui ont des conséquences humaines désastreuses ?
Le conflit du Haut-Karabagh a montré, en particulier, comment les drones peuvent procurer la supériorité sur le « ciel terrestre », immédiatement au-dessus du champ de bataille, avec demain, peut-être, la perspective d’attaques d’essaims de drones coordonnés visant à une saturation des défenses. Ainsi, d’après Michel Goya, « contrairement à ce que certains ont pu écrire, ce conflit n’a pas signé la fin du char de bataille », « cela ne signifie pas la fin des unités motorisées, et notamment de chars qui au contraire ont été le fer de lance de l’offensive azérie, mais qu’elles doivent être accompagnées d’un système de défense adapté à courte portée et de moyens de guerre électronique (…) ».
Pour affronter ce type de menace, les unités terrestres doivent être dotées de systèmes mobiles de défense. En audition à l’Assemblée nationale, le général François Lecointre, chef d’état-major des armées, a reconnu l’existence d’une lacune dans ce domaine :
« Le choix a été fait il y a quinze ans d’abandonner la capacité de défense sol-air d’accompagnement qui était assurée par les Roland, système de missiles à moyenne portée sur caisse blindée chenillée qui pouvaient accompagner dans la bataille, en particulier, le corps blindé mécanisé. En remplacement, nous avons essayé de développer la capacité d’accompagnement du système de défense sol-air à très courte portée Mistral, ce qu’il fait moins bien, puisqu’il ne peut se déplacer au rythme des blindés ni sur les mêmes terrains. De son côté, l’armée de l’Air avait conservé un système identique de courte portée, le système Crotale, conçu pour les bases aériennes et non pour le champ de bataille. Par ailleurs, nous disposons du système à moyenne portée SAMP/T, mis en œuvre par l’armée de l’Air. Les moyens dont nous disposons aujourd’hui en courte ou en moyenne portée, Crotale et SAMP/T, permettent de défendre les bases aériennes et les bases à vocation nucléaire dans le cadre du contrat opérationnel en matière de dissuasion, mais ils ne permettraient pas d’accompagner au combat une manœuvre mobile offensive d’un dispositif terrestre. Je le répète, il y a le pis-aller du missile sol-air à très courte portée (SATCP) et le choix qui a été fait tient à ce que nous considérons que nous avons ou que nous aurions la supériorité aérienne.
Vous avez raison, le phénomène drone change la donne, assez peu contre des véhicules blindés, mais ce que nous savons de l’attaque contre le site Aramco en Arabie Saoudite montre que des drones assemblés à partir de moyens récupérés dans divers endroits du monde peuvent menacer très sérieusement des dispositifs tactiques ou mobiles. Nous y réfléchissons. La question aujourd’hui est de déterminer la vraie menace dans la troisième dimension. »
La capacité opérationnelle et les effectifs de la DSA ont subi des coupes drastiques, particulièrement à compter de 2008.
Propos recueillis par Alexandre Saradjian et Paul Gallard
Le charme de la lucidité, le bon sens du courage. Bravo à Anne-Laure Bonnel