(Entretien) Aymeric de Lamotte, « Le mouvement woke maîtrise à la perfection les codes du monde médiatique contemporain »
(Entretien) Aymeric de Lamotte, « Le mouvement woke maîtrise à la perfection les codes du monde médiatique contemporain »

(Entretien) Aymeric de Lamotte, « Le mouvement woke maîtrise à la perfection les codes du monde médiatique contemporain »

Aymeric de Lamotte est directeur général adjoint de l’Institut Thomas More, avocat et élu local en Belgique

Bonjour monsieur de Lamotte, comment expliquer cette résistance de la société française aux idéologies de la déconstruction, aussi appelées wokisme ?

La France est, contrairement à d’autres pays européens — la Belgique, l’Allemagne, l’Italie, etc. —, le fruit de mille ans d’histoire et de volonté politique. Cette histoire a légué, entre autres, un patrimoine architectural, de grandes figures, une littérature, une pensée politique et philosophique et des traditions. En raison du caractère succinct de ma réponse, je ne citerai que quelques-uns de ces legs. Un premier : une langue qui est esthétique, politique, écrite avant d’être orale, comme l’explique Jean-Michel Delacomptée dans son ouvrage Notre langue française. Un second : un universalisme qui ne connait pas le racialisme, c’est-à-dire qui ne tient pas compte de la couleur de peau, dont l’assimilation à la française en est la traduction politique. Un troisième : des m?urs qui se caractérisent par une relation singulière entre les sexes façonnée au fil du temps.L’historienne Mona Ozouf explique que les siècles aristocratiques ont civilisé, peaufiné et poli le commerce entre les sexes grâce à une longue tradition de la conversation, une culture de la séduction, une expérience de la mixité et un lien particulier avec la littérature ; et quelque chose de ces m?urs aristocratiques s’est coulée dans les m?urs démocratiques[1]. Cet état d’esprit contribue à expliquer la relative résistance que la France a quelque temps opposé aux coups de boutoir du féminisme radical. Cette attitude culturelle, qui valorise la différence sexuelle et exalte l’irréductibilité des sexes, explique la réticence, voire la répulsion, vis-à-vis de la théorie du genre qui elle, à l’inverse, arase et neutralise cette différence. En définitive, beaucoup de Français tirent une grande fierté de leur héritage et ne veulent pas, par passivité, être complices de sa déconstruction, donc de sa destruction.

Comment expliquer la place importante médiatique dont dispose la culture woke proportionnellement avec son véritable poids dans la société ?

Le mouvement woke maîtrise à la perfection les codes du monde médiatique contemporain : victimisation, coup d’éclat permanent par l’agit-prop — troncation d’agitation-propagande, qui est un procédé de communication politique soviétique —, culture de l’immédiateté, etc. A l’inverse, les médias sont moins friands d’une opinion plus construite qui contribue véritablement au débat démocratique. Par ailleurs, une certaine élite se complait dans la mise en avant d’idées « progressistes », parfois par lâcheté politique et pour être dans le vent de l’époque. L’élite française et européenne est dès lors souvent complaisante, voire favorable au wokisme. Napoléon III constatait déjà que « le peuple est plus conservateur que les élites ». Enfin, le mouvement woke n’hésite pas à recourir à la censure, à l’intimidation et à la diffamation pour faire avancer sa vision du monde. Il extrêmedroitise celui qui soutient un avis contradictoire et fait tout pour le faire sortir du « cercle de la raison » et du périmètre de la respectabilité. Cette attitude virulente pousse également à l’auto-censure par crainte de dommage réputationnel. Les différentes manifestations du wokisme sont dès lors moins contestées médiatiquement.

Des études ont tendance à démontrer que les idées wokes s’imposent dans la jeunesse européenne à travers ses concepts politisés. Quels sont les leviers de cet entrisme sur nos jeunes générations ?

Nous savons que les métiers liés à la transmission ont été délaissés par une droite libérale et affairiste. Les journalistes, les enseignants et les universités se positionnent plus à gauche sur l’échiquier politique. La chute de l’exigence scolaire, le fait que les jeunes lisent de moins en moins et le climat de superficialité favorisé par le virtuel n’aident pas à bâtir un véritable esprit critique. Le Sapere aude kantien — « Ose savoir ! » — est en berne. En outre, les réseaux sociaux sont des lieux propices pour la diffusion des idées woke et l’enrôlement des jeunes. Les psychanalystes Caroline Eliacheff et Céline Masson sont très éloquentes dans leur livre, La fabrique de l’enfant transgenre en ce qui concerne la perfusion de la théorie du genre par le canal des réseaux sociaux.

Peut-on réellement lutter contre une idéologie ? Cela n’entrave pas les libertés d’opinion et de recherche ?

Dans le cadre démocratique, on peut évidemment user de notre propre liberté d’expression pour lutter contre cette idéologie. Étant donné que vous parlez de la recherche, permettez-moi de citer le tract publié chez Gallimard de Nathalie Heinich Ce que le militantisme fait à la recherche. Cela a parfois une réelle efficacité, car l’idéologie woke est particulièrement déconnectée du réel et défie manifestement la raison. La nouvelle invention du planning familial français, « l’homme enceint », est particulièrement éloquente. Cependant, il est vrai que c’est en réalité plus compliqué. On se souvient de l’ancienne ministre de l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal, accusée d’abus de pouvoir devant le Conseil d’État, car celle-ci avait décidé d’ouvrir une enquête concernant « l’islamo-gauchisme » à l’université.

Par ailleurs, on constate depuis longtemps que les minorités instrumentalisent la justice pour imposer leurs droits et faire évoluer la loi. La judiciarisation du monde est regrettable. Elle est un des symptômes indubitables d’un recul démocratique. Ceci étant dit, face à la virulence des attaques d’en face, la droite ne doit pas se priver de cette arme. En tant qu’avocat, j’ai moi-même obtenu la condamnation de l’État belge pour l’exposition d’un récit mensonger au Musée royal de l’Afrique centrale. 

Quel est le danger de la démocratisation de la culture woke dans nos sociétés européennes ?

Les dangers sont multiples et extrêmement préoccupants. Par ses revendications racialistes et genrées, le wokisme attise le sentiment victimaire des communautés raciales et sexuelles. Dès lors, de la tyrannie de la majorité que redoutait Tocqueville, nous passons à une tyrannie des minorités et de l’individu-roi, éternel créancier de droits. Cette nouvelle tyrannie démocratique mène à la destruction de nos repères communs et fondamentaux, fruits d’une longue maturation historique (histoire, langue, référents culturels et civilisationnels). A titre d’exemple, en Belgique, la Cour constitutionnelle a considéré que, afin de ne pas discriminer le sentiment non-binaire de certains individus, il faudrait effacer légalement la réalité biologique de la binarité des sexes. La disparition d’un fond culturel commun s’accompagne, dans tous les pays européens à une échelle plus ou moins grande, de l’archipellisation du corps social. Chacun se replie sur sa vision du monde et de l’homme et se regroupe avec des personnes qui pensent comme lui, ce qui peut mener à des affrontements entre communautés.

Ces idées sont-elles en train de profiter de notre naïveté et d’une forme de repentance perpétuelle de nos nations ?

Oui, le fait que l’Europe se soit étendue sur la carte du monde pendant des siècles, la colonisation, les traumatismes du XXe ont terrorisé les Européens d’eux-mêmes. Encore à ce jour, toute forme de fierté patriotique passe pour incongrue ou soulève des soucis réprobateurs, celle-ci pouvant même parfois être associée à du « nationalisme belliqueux ». L’Union européenne investit énormément d’énergie à vider l’Europe de toute sa substance civilisationnelle et à masquer toute trace de son histoire sur sa géographie. A titre d’exemple, en novembre 2021, un document interne de la Commission européenne avait circulé contenant une série de recommandations pour communiquer de façon « inclusive » en évitant certains mots ou expressions comme « la période de Noël », « mesdames et messieurs » ou les noms de métier au masculin comme « policeman » ou « workman ». « On abandonne l’histoire pour les valeurs, l’identité pour l’universel » écrit le philosophe Alain Finkielkraut et il reprend la formule du sociologue allemand Ulrich Beck : « Vacuité substantielle, ouverture radicale. »

 

 

 


[1]
M. Ozouf, Les Mots des femmes. Essai sur la singularité française, Tel Gallimard, Paris, 1999.

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