(Entretien) Benjamin Morel, « L’État est l’instrument que le peuple se donne à lui-même »
(Entretien) Benjamin Morel, « L’État est l’instrument que le peuple se donne à lui-même »

(Entretien) Benjamin Morel, « L’État est l’instrument que le peuple se donne à lui-même »

Benjamin Morel est politologue, maître de conférences en droit public à l’université Paris 2 Panthéon-Assas et docteur de l’École Normale Supérieure de Paris — Saclay. Il a écrit « Le Sénat et sa légitimité : L’institution interprète de son rôle constitutionnel » Dalloz, 2018.

Selon vous de quel mal souffre la démocratie française ?

Je dirais qu’il y a un mal singulier et un mal plus général. Un mal général qui pèse sur l’ensemble des démocraties occidentales correspondant à une profonde crise de la représentation. Il est lié à plusieurs facteurs. Il faut bien entendu considérer des raisons économiques et sociales. La polarisation économique a affaibli les classes moyennes qui ont historiquement été au cœur de la stabilisation des systèmes politiques en adhérant au gouvernement représentatif. En voie de fragilisation économique, elles ont représenté, dans le premier XXe siècle, l’élément de bascule hors de la démocratie. Il n’est pas certain que les mêmes facteurs ne produisent pas les mêmes conséquences demain. Il faut également considérer des raisons liées à la structure de l’information. Cette dernière fonctionne aujourd’hui en silo à travers les réseaux sociaux. Par ailleurs, on constate une mise en crise du vieux schéma partisan traditionnel. Pour que la vie politique s’organise, elle doit s’articuler autour d’un principe permettant de distinguer des familles politiques s’organisant au sein d’un système d’alliances stables. Dans l’ensemble des démocraties occidentales, quel est l’élément qui structure fondamentalement le schéma politique ? La représentation pure et parfaite de toutes les idées qui parcourent l’opinion ne peut être traduite par un mode de scrutin. Ce dernier est un instrument de simplification et de rationalisation de l’expression de l’électorat. Pour que la représentation soit légitime, il faut que la simplification ne soit pas considérée comme une dénaturation. Pour cela, il faut que les éléments les plus saillants de l’identité électorale se retrouvent dans l’image projetée. Si plus aucun élément ne permet vraiment de distinguer les profils politiques, l’électeur ne peut plus se reconnaître dans le miroir de la représentation. C’est ce qui historiquement a conduit à solidifier la droite et la gauche. Dans le premier XIXe siècle, le clivage repose sur la question du régime (Monarchie ou République). Dès lors que la droite se convertit à la République, il cesse d’être pertinent. C’est alors la question de la laïcité qui s’impose. Enfin, la question sociale et l’héritage du marxisme vont opposer la droite et la gauche. Sur ces trois sujets, les gauches, malgré leurs désaccords, se définissent dans une unité de principes forte. Les droites sont plus divisées, mais se regroupent pour contrer l’union des gauches. Le temps cristallise des systèmes d’alliance entre ces composantes et donne le sentiment à l’électorat d’appartenir à une maison commune. Aujourd’hui, cet élément d’objectivation et d’identification du clivage n’est plus clair. Les formations politiques sont allées chercher l’électeur médian et ce faisant ont perdu quelque peu leur identité politique. Pour la droite, ce fut principalement au moment de Maastricht, pour la gauche ce fut lors du tournant de 1983. À défaut de caractéristique idéologique forte, le système de représentation a longtemps tenu (depuis la fin des années 1980) grâce à la persistance des identités politiques dans l’électorat. Les électeurs se sentaient de gauche ou de droite, sans trop plus savoir ce que cela impliquait. Toutefois, cela renvoyait à une tradition, des symboles, une histoire. Or, aujourd’hui, ces identités politiques souffrent d’un manque de transmission. Les formations ont, à tort, voulu moderniser leur image et redéfinir leur identité, égarant un peu plus l’électeur. Par ailleurs, l’émergence de nouvelles générations de votants a fini par enrayer la logique d’inertie. C’est vrai en France, mais également à l’étranger.

En France, il faut noter des fragilités institutionnelles. La Vème République a été conçue comme un régime plébiscitaire dans lequel le président de la République avait un pouvoir important, reposant non pas sur la lettre du droit, mais sur l’adhésion du peuple dans sa personne. Si vous prenez la Constitution de la Cinquième République, le chef de l’État a assez peu de pouvoir. S’il en a beaucoup plus dans les faits, c’est parce qu’il est celui qui a reçu l’onction du suffrage universel, et autour de qui l’ensemble du système politique gravite. Le pouvoir n’est pas lié au droit, mais à la légitimité confiée par le Peuple. Ce qui fait que si jamais le chef de l’État perd la confiance du peuple, ce dernier perd théoriquement sa force et son pouvoir. C’est ce qu’avait parfaitement compris de Gaulle. Le général ne fait pas des caprices lors du référendum de 1969 en démissionnant. Il est alors totalement cohérent avec son interprétation de la Vème République. Si le Président perd la confiance du Peuple, assumer son pouvoir n’est plus possible. Le problème, c’est que de Gaulle était de Gaulle, et que ses successeurs ont quelque peu remis en cause le schéma. D’abord, Valéry Giscard d’Estaing exclut de démissionner à la veille des législatives de 1978. Ensuite, Mitterrand ne démissionne pas lors de l’échec aux législatives de 1986. Enfin, Jacques Chirac se maintient en 1997 après l’échec de la dissolution, puis en 2005 lors d’un référendum perdant. S’ils ne prennent plus la responsabilité qui leur incombe dans la tradition gaullienne de la Vème, ces défaites sont des épreuves pour les Présidents. Dès lors, pour éviter de voir leur pouvoir écorner, ils les évitent. Le référendum et la dissolution ne sont plus guère en odeur de sainteté. Il restait certes les électrons législatifs intermédiaires, mais le quinquennat est venu résoudre ce problème. Toutes les respirations démocratiques durant le mandat présidentiel ont disparu. Tous les cinq ans, les Français élisent un sauveur qui, imperméable à toute remise en cause durant son mandat, parvient à se faire détester d’eux au bout de six mois. Alors que le général de Gaulle usait du référendum pour en appeler au Peuple contre le Parlement, ses successeurs ont systématiquement révisé la Constitution par voie de Congrès pour éviter de subir un revers par le Peuple. Si la crise est générale à tous les pays occidentaux, elle est probablement encore amplifiée en France, non pas par les institutions de la Vème République, mais par leurs perversions.

Après la crise des Gilets Jaunes, et pendant la crise du covid 19, nous avons constaté de la part des Français un besoin de l’État d’un côté, et son rejet de l’autre, à tout le moins une crise de l’État. Selon vous, avons-nous basculé d’une crise démocratique à une crise de l’État ?

Je ne pense pas. Je dirai que la remise en cause de l’État, et en même temps son appel au secours est quelque chose d’extrêmement banal. Le Français qui demande que l’État l’appuie, l’aide, et qui en même temps peste à chaque fois qu’il reçoit sa déclaration d’impôt est loin d’être une nouveauté. Quand on prend les enquêtes d’opinion, il n’y a pas un rejet de l’État, mais plutôt une demande d’intervention de celui-ci. Dans une enquête Opinion Way pour le Printemps de l’économie en avril 2020, l’État est considéré comme l’échelon pertinent pour la plupart des grandes politiques publiques. Concernant la santé, 57 % jugent qu’elle devrait être gérée par l’État, 11 % au niveau local, 32 % au niveau international. Concernant l’éducation, 61 % l’attribuent à l’État, 13 % au niveau local, 26 % au niveau international. Il en va de même pour l’emploi ; 54 % pour l’État contre 19 % au local et 27 % à l’international. Il faut donc en la matière ne pas confondre le peuple et ceux qui s’en veulent les ventriloques, courant les plateaux et appartenant généralement à une classe supérieure qui n’aime pas l’État, jugeant qu’elle n’en a pas besoin. Ils croient faire « peuple » en le condamnant avec un langage simpliste et un air goguenard. En réalité, ils caricaturent ce même peuple dont le rapport à l’État est bien plus complexe. L’État est l’instrument par lequel le peuple peut agir sur son destin. Il est l’instrument de sa souveraineté. Il est l’instrument nécessaire du pouvoir de ceux qui n’en ont pas. Si le peuple peut se plaindre de son manque de capacité à changer le réel, il n’en condamne pas le principe…

Cette faiblesse renvoie aujourd’hui à un problème dans le fonctionnement de l’État. Il est multifactoriel, mais vient en grande partie d’un affaiblissement de l’État régalien à partir des années 1980. Il existe au moins deux grands éléments à prendre en considération. Le premier est un abandon d’un certain nombre de compétences régaliennes qui relevaient historiquement de l’État. Partie du peuple, je veux agir, l’État est l’outil par lequel je peux agir sur mon destin. Comme le notait bien Arendt, il n’y a pas de liberté individuelle sans la liberté collective qu’implique le politique. Un homme seul sans contrôle du monde qui l’entoure ne dispose que de bien peu de leviers pour transformer son environnement. Or, lorsque l’État répond par la négative aux demandes de politique de l’opinion, parce qu’il s’est lui-même engoncé, dans les chaînes d’autorités administratives indépendantes, des traités ou d’une répartition des compétences avec les collectivités territoriales, il crée une frustration. C’est intéressant de consulter les enquêtes relatives aux gilets jaunes notamment. On note une évolution des revendications en deux temps. D’abord, une révolte relative aux pouvoirs d’achat, conduisant à une réponse négative de l’État pour cause de contrainte budgétaire. Or, aux yeux des gilets jaunes, l’État, c’est justement l’instrument de leur souveraineté, le fait qu’il ne réagisse pas à une demande vitale n’est pas admissible. Donc, visiblement, c’est l’État qui a un problème, non pas dans son principe, mais parce qu’il refuse de remplir son rôle. Il faut donc reprendre le contrôle de l’État et c’est alors, dans un second temps, qu’apparaît la thématique du RIC. Elle n’est pas le fruit d’une spéculation hypothético-déductive sur la démocratie. Elle est le produit d’une volonté de reprise de contrôle de l’État pour le pousser à redevenir un instrument par lequel le Peuple peut agir sur son destin. Redonner de la force à l’État, c’est donc redonner du sens au politique. L’agencification de l’État et sa bureaucratisation en vue de le rationaliser pour faire des économies, ce qui finit par coûter plus cher que cela ne rapporte en ajoutant une coûteuse surcouche de bureaucratie, ont sclérosé l’administration. Les ARS sont symptomatiques de ce mouvement kafkaïen. Le deuxième facteur est un problème d’investissement dans l’État, investissement humain et financier. Pour des raisons diverses, le poids des prestations sociales a été croissant. Pour contrebalancer, on a sous-investi dans l’État régalien. Ensuite, nous avons connu un sous-investissement humain accompagné pendant de nombreuses décennies d’un mantra sur la réduction de la masse de fonctionnaires. Pourquoi pas, mais le problème, c’est qu’il existe trois fonctions publiques en France. La fonction publique hospitalière qui a très modérément augmenté en nombre. La fonction territoriale qui a explosé, plus de 40 % depuis 2000, mais à laquelle on ne peut pas toucher eu égard au principe de libre administration des collectivités territoriales. Et enfin, la fonction publique d’État, qui comprend essentiellement les enseignants, la police et l’administration judiciaire. Or, comme vous pouvez difficilement toucher le reste, c’est cette fonction publique d’État que l’on a visé. L’État s’est donc retrouvé affaibli dans ses missions les plus régaliennes en coupant les fonds et en réduisant le nombre de fonctionnaires là où justement on en avait le plus besoin. À cette désorganisation s’ajoute un manque de direction politique. Jadis, les hommes politiques connaissaient l’État, car souvent ils avaient réalisé une grande partie de leur carrière en son sein. À ce jour, nous avons un gouvernement qui comprend mal le fonctionnement de la machine étatique, car les ministres n’en ont pas l’expérience et leurs cabinets n’ont pas été taillés à la mesure de cette mission. La circulaire de 2017 d’Édouard Philippe tendait ainsi à faire des cabinets aux nombres de membres réduits des cellules centrées d’abord sur la communication politique. L’État est donc affaibli, entravé et sans tête… pour conjurer une crise sanitaire, économique, sociale et démocratique, c’est là un constat bien inquiétant.

Avons-nous perdu le principe de l’Etat-Nation ?

On l’a dit, l’État est l’instrument que le peuple se donne à lui-même pour agir sur son propre destin. Nous sommes des atomes du peuple, mais encore faut-il se sentir partie du peuple pour que l’État ne soit pas considéré comme un corps étranger. Il s’agit d’un phénomène de transposition du « moi » vers le « nous » et du « nous » au « ça », c’est-à-dire du moi, atome de la souveraineté vers la nation et de la nation vers l’instrument de la nation qu’est l’État. Or, on constate une crise de l’État Nation comme échelon d’identification. Une partie de la population est en rupture vis-à-vis de la nation, car elle se projette dans une communion internationale et considère que la notion de nation est dépassée. Vous avez une autre partie de la population qui se trouve dans un mouvement de repli communautariste, religieux, ethnique ou régionaliste. La nation est alors affublée de tous les mots et il convient le plus possible de s’en éloigner pour ne pas partager son infamie en se bâtissant une identité singulière et romantique d’opprimé. Les raisons sont multiples et viennent d’un dénigrement assez gênant de la nation durant les dernières décennies par les élites intellectuelles et médiatiques. Elle vient aussi d’une volonté d’être maître de la définition de son identité dans un processus bien compris et investi par le marché. On parle de communautarisme, mais cela a peu à voir avec le vieil holisme. Il s’agit d’une construction identitaire d’abord individuelle et narrative plus proche de McDonald’s que de Herder. Assimiler dans ce contexte des populations allogènes est un gageur, mais ce n’est que le sommet de l’iceberg. Pour évoquer un sujet que je connais bien et décentrer l’approche habituelle portant sur les populations issues de l’immigration, on assiste à un vrai développement du régionalisme en France. Il est le fruit de populations totalement intégrées, mais qui font le choix de se définir contre la nation. Certains politiques jouent sur ce registre. Lorsque Richard Ferrand le 21 octobre 2020 explique sur BFM que le « communautarisme alimentaire » pointé par Géralde Darmanin n’est pas un problème (concernant les rayons hallal) et que lui se nourrit au rayon produits bretons (dont personne ne lui a dit qu’il était destiné aux touristes), il joue, pour des raisons politiciennes, sur l’exacerbation d’une identité irréductible au monde commun. Cette dernière n’est pas le produit d’une tradition à sauver, mais d’un marketing industriel qui voit (à raison) une opportunité de jouer sur une volonté de singularisation pour faire de la vente de masse. Ne pas être de la nation ; être d’une région, d’une communauté, d’une religion ou d’une quelconque tribu se définissant contre « le moule ». Le phénomène de désidentification totale demeure minoritaire, mais il est conquérant et va croissant parmi les jeunes générations. Les enquêtes sur les 18-25 ans sont assez effrayantes. Ensuite, il y a le phénomène de désincarnation de l’État. La puissance publique qui jadis était identifiée à l’État n’est plus lisible, claire, audible. Elle implique une diversité d’acteurs publics et parapublics. De sigles en transformation de l’action publique, les institutions sont moins claires et lisibles pour la population qui cesse de croire dans la force d’un État stable. Enfin, c’est une puissance en voie de désacralisation. Les dorures auxquels Bruno Lemaire s’attaque dans son dernier ouvrage ont leur importance. Charles de Gaulle avait rapidement compris que le pouvoir n’était pas dans l’Assemblée nationale, mais il était d’abord dans le Palais Bourbon. C’est le Palais Bourbon qui fait l’Assemblée nationale en fondant la légitimité dans une continuité symbolique. Lorsque les bâtiments publics s’éloignent des centres-villes et se mettent à ressembler aux bâtiments privés, c’est la singularité de la puissance publique qui est rompue. Lorsque cette dernière s’installe dans des tours de verre, c’est sa légitimité fondée sur la continuité qui est remise en cause. Lorsqu’elle prend ses quartiers dans des locaux modestes loin du standing offert par les grandes entreprises, c’est la hiérarchie entre pouvoir public et intérêt privé qui est inversée. En délocalisant le TGI de l’île de la Cité au périphérique, vous abaissez la justice au rôle d’une activité de second ordre. En prévoyant de mettre à la place des fast-foods, vous sous-entendez que ceux-ci sont bien plus centraux dans la vie de la nation. La relégation symbolique de l’État prend le risque de banaliser son pouvoir pour n’en faire plus qu’un acteur social comme un autre. Sa rupture avec l’idée de nation risque de le propulser à la périphérie du champ social en cessant d’en faire l’instrument de tous.

La convention citoyenne par tirage au sort ne dépolitise-t-il pas le débat public, voire ne le déparlementarise-t-il pas ?

Est-ce qu’elle le déparlementarise, la réponse est oui… en tout cas de la manière dont cela a été fait. Est-ce qu’elle le dépolitise, pas forcément. Les conventions citoyennes, quelles qu’elles soient, ne sont pas forcément une mauvaise idée. Cela peut permettre, bien encadré, au peuple de se projeter dans une forme alternative de représentation, et de faire émerger des problématiques ou des solutions qui ne seraient pas forcément celles des parlementaires. Cela ne peut évidemment pas se confondre avec une assemblée représentative ni prendre le pas sur la représentation nationale, mais elle peut être un complément intéressant à condition qu’elle soit bien pensée. L’idée est de permettre à un panel de citoyens de penser une question complexe. L’enjeu de la convention citoyenne est de former un échantillon représentatif, sans grandes connaissances et appétences pour le thème, sur un sujet. Elle peut alors jouer un rôle d’intermédiaires et de représentant du reste de la population qui ne se sera pas autant investi dans le débat, mais pourra se projeter sur les travaux. Cette démarche-là est loin d’être inintéressante et elle est profondément complémentaire à la fois d’un développement de la démocratie directe et de la démocratie représentative classique. Ces conventions citoyennes peuvent permettre de mettre en forme des idées latentes dans l’opinion et de désamorcer de fortes tensions sociales comme on l’a vu en Irlande sur l’avortement. Évidemment, il y a une réflexion à avoir sur la sélection des intervenants et formateurs, car ils vont profondément orienter la manière dont sera apprécié le sujet. C’est la raison pour laquelle on ne peut pas avoir une convention citoyenne qui soit indépendante de la représentation politique et partisane. Le parlement dans ces diverses composantes, majorité et opposition, aurait dû avoir un rôle dans l’organisation de cette convention. Ensuite, ce type de convention ne peut pas avoir pour mission de se substituer au législateur. L’idée macronienne, visant à appliquer tel quel ce qui est proposé, est une erreur ; c’est impraticable et délétère. Une convention est avant tout un lieu d’éclairage et de proposition et non un lieu de décision. Son succès passe par l’échange de points de vue et le travail en coordination avec les assemblées. Il a tout de même fallu en venir là dans la cadre du projet de loi, mais ce n’était pas le plan initial. En organisant un tête-à-tête entre la convention et le Président, on marginalise la représentation nationale et l’on peut comprendre l’exaspération de certains parlementaires, notamment au Sénat.

Le droit au logement a été intégré dans la Constitution de manière quasi unanime, mais on voit que juridiquement il est difficile d’en assumer les conséquences, selon vous en sera-t-il de même pour la nouvelle mention environnementale dans l’article 1er de la Constitution souhaité par le Président de la République ?

À quoi cela sert-il de modifier la Constitution ? En réalité, à deux choses. Premièrement, à dire aux électeurs, et à la postérité que vous avez modifié la norme fondamentale et donc que vous êtes rentré dans l’histoire. C’est une forme de discours performatif à bas coût. Si j’ai fait entrer l’environnement à l’article 1er alors on doit me reconnaître le statut de grand défenseur de l’environnement. Le deuxième objectif, c’est de faire évoluer la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Le problème, c’est que, plus la Constitution comporte de dispositions diverses, variées, contradictoires, plus la marge d’interprétation du Conseil constitutionnel est grande. Plus chacun introduit ce qui lui semble important pour faire évoluer cette jurisprudence, au nom d’une sorte de fétichisme constitutionnel, plus la marge d’arbitraire du juge s’étend. Le droit au logement par exemple, s’oppose en partie au droit à la propriété. Au nom du droit au logement, est-ce que je peux saisir toute propriété pour y loger des gens privés de logement ? La réponse est non, il s’agit de trouver un équilibre entre droits et libertés s’opposant. Plus on a de dispositions contradictoires dans la Constitution, de droits et de libertés qui vont s’opposer, plus en tant que juge, je vais être amené à être extrêmement créatif dans ma jurisprudence. Ce n’est pas de la faute du juge, il fait avec ce que le politique lui donne. Dès lors, l’introduction de l’environnement dans la Constitution, qui est déjà présent dans la Charte de l’environnement, peut avoir des effets très variés. Cela peut conduire le Conseil constitutionnel à développer une jurisprudence plus favorable, à n’infléchir en rien sa jurisprudence, ou même à se faire moins bien le défenseur de l’environnement. En effet, l’article 1er étant beaucoup moins clair que la charte, s’il doit s’appuyer sur le premier plutôt que sur la seconde pour arbitrer entre l’environnement et une liberté garantie, il n’est pas certain que cela favorise une lecture plus verte. Au bout du compte, il s’agit donc d’écrire dans la Constitution que l’environnement est important pour en tirer gloire et retombées… sans vraiment connaître les conséquences d’un tel geste.

Depuis 2017, le débat politique s’est réduit à un affrontement entre LREM d’un côté et le RN de l’autre sans enracinement territorial solide de ces deux partis politiques, comment l’expliquez-vous ?

Il y a une volonté de la part de ces deux formations de construire un duel dont elles profitent chacune. Cela a été extrêmement clair aux européennes. Ce qui est intéressant concernant l’électorat de droite en 2019, c’est que l’on constate un double effet vote utile. L’échec de LR aux européennes n’est pas le produit d’une erreur de casting ou de campagne, mais à un effet de prise en tenaille. Un tiers de l’électorat de droite a voté utile LREM contre le RN, un autre tiers a voté LR, enfin, et c’est assez nouveau, un autre tiers RN, pour infliger une défaite à la majorité. On peut penser que c’est absurde comme comportement lors d’une élection intermédiaire à la proportionnelle. Toutefois, il ne faut pas penser que l’électorat se détermine uniquement sur les enjeux réels ; il est surtout guidé par les enjeux symboliques d’une élection. En l’occurrence ici l’enjeu perçu fut l’ordre d’arrivée des deux premières listes. Ensuite, il y a une polarisation de la perception médiatique du champ politique entre ces deux formations. La vie politique française est fondée sur l’idée de l’alternance. Une formation est au pouvoir, si elle échoue, elle se voit substituer une opposition incarnant une alternative. Jusqu’à présent la formation qui a réussi le mieux à incarner cette opposition, et donc une possible alternance, c’est le RN. Il a conservé un électorat captif lui permettant de demeurer haut dans les sondages, et capitalise sur le fait d’avoir été au second tour en 2017. Toutefois, les élections locales ont montré que sans phénomène de vote utile, dans le cadre d’une faiblesse de LREM et du RN, les identités politiques traditionnelles jouent en faveur de LR et du PS. L’électeur de droite, lorsqu’il a, au niveau local, le choix entre un candidat LREM et un candidat LR va voter LR. C’est particulièrement vrai de l’électorat âgé qui a développé une habitude de vote et une identité politique bien ancrée. Par ailleurs, vous avez une implantation qui est extrêmement forte de la droite et du PS qui permet à ses formations de faire le dos rond. Si l’on se penche sur le résultat de EELV, à part à Lille, ils ne font réellement des scores importants que lorsqu’il n’y a pas de sortant socialiste. Ils profitent d’une forme de vide, en revanche, quand vous avez déjà un personnel politique existant et ancré, il y a une forme de résilience des formations traditionnelles. LREM et le RN n’ont que peu de ramifications locales, ce qui n’est pas non plus très étonnant. Les gaullistes ont mis 20 ans à s’implanter dans les collectivités territoriales après l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle. Cette situation n’est toutefois pas saine, et ce à deux endroits ; pour le pays et pour ces partis. Les formations dominant au niveau national sont dépourvues de ramifications locales et celles fortes localement ont toutes les difficultés du monde à exister au niveau national. Cela fragilise fortement le dialogue entre le local et le national et conduit à une défiance réciproque non exempte de caricature comme l’a montré l’affrontement entre l’État et les collectivités lors de la crise de la Covid. À terme si cette situation perdure, c’est l’unité de la puissance publique voire du pays qui peut être menacée. D’un autre côté, pour les formations fortes localement l’enjeu est de ne pas devenir un syndicat d’élus locaux sans ambition national ; de ne pas connaître le sort du Parti radical. Or celui qui gagne les élections nationales est généralement sanctionné aux élections locales. Les élus locaux ne développant qu’une ambition locale ont alors plutôt intérêt à demeurer dans l’opposition. Ils renoncent à pousser directement une candidature, ou peuvent la souhaiter perdante. La féodalisation est le grand danger qui guette aujourd’hui le PS et LR. Pour le PS, il est peut-être déjà trop tard comme le montrent les volontés de se mettre dans le sillage d’EELV. Pour LR, l’existence de grands élus aux ambitions présidentielles sauve encore le parti, mais les tentations sont grandes et pourraient l’emporter en cas de défaite en 2022. La droite telle qu’on l’a connu depuis 1958 aurait alors définitivement cessé d’exister au profit d’un localisme radical-socialiste à vocation gestionnaire.

Propos recueillis par André Missonnier

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