(Entretien) Christian Saint-Etienne, « Les gens ont une méconnaissance de l’idéologie libérale »
(Entretien) Christian Saint-Etienne, « Les gens ont une méconnaissance de l’idéologie libérale »

(Entretien) Christian Saint-Etienne, « Les gens ont une méconnaissance de l’idéologie libérale »

Credits Photo © Sipa Press

Christian Saint-Etienne est économiste et professeur d’Université. Il est l’auteur de l’ouvrage Le libéralisme stratège face au chaos du monde.

A travers l’essor des échanges commerciaux informationnels, le monde semblait se diriger vers un renforcement des logiques de mondialisation. La crise sanitaire a-t-elle inversé cette tendance ?

Elle l’a modulée mais pas infléchie. On assiste à un léger renforcement de ce qui était à l’œuvre depuis une dizaine d’années, c’est-à-dire une régionalisation du commerce : plus de commerce à l’intérieur de l’Union européenne, avec le bassin méditerranéen et moins avec la Chine. La Chine reste incontournable et les importations provenant de Chine ont très largement augmenté en 2020. Le commerce international est reparti après le ralentissement du premier semestre 2020. Il y a une tendance à la régionalisation, mais dans un cadre de globalisation qui se maintient. Un autre élément, c’est la prise en compte d’une filière de souveraineté – un sujet pour lequel je me bats depuis 10 ans. J’ai toujours condamné la politique actuelle de l’industrie du médicament en France qui ne tenait jamais compte du lieu de production ; c’est en train d’être modifié. Toutes les grandes puissances, telles que la Chine, les États-Unis, la Russie, mènent depuis toujours des politiques de souveraineté. En France, soumis à la règle européenne du commerce mondial, ouvert et sans réciprocité, on avait laissé tomber cette approche. Il existe une forme de prise de conscience mais qui est bloquée par les règles européennes.

Le libéralisme est critiqué pour ses dérives écologiques et sociales à travers la mondialisation, ces dérives sont-elles intrinsèques à l’idéologie libérale ?

Les gens ont une méconnaissance de l’idéologie libérale. J’ai écrit le livre « le libéralisme stratège » parut en septembre 2020 sur ce sujet. On confond libéralisme politique, qui est le fondement de la démocratie libérale représentative avec des formes extrêmes de libéralisme économique dont le marchéisme. Le marchéisme provient de la loi du marché, élevée comme garant de l’équilibre général. Tous les véritables libéraux politiques du XVIIIème siècle, à l’origine de la révolution de la pensée – à distinguer de la deuxième révolution terroriste de 1793 – défendent des points de vue sur l’équilibre fondamental de la société. Pour ce libéralisme politique, l’état naturel de la société est un état de chaos et l’Etat intervient pour réguler et maintenir l’ordre. A contrario, pour le marchéisme, le marché s’autorégule et il ne faut donc pas d’intervention de l’État. Les fondements du libéralisme économique sont totalement à l’inverse de ceux du libéralisme politique. Chaque fois que l’Etat devient laxiste, et ne remplit plus ses missions régaliennes, c’est le chaos qui règne. Aujourd’hui, il y a des parcelles du territoire français où l’État de droit n’est plus appliqué et une logique de terreur est maintenue par les gangs. Le libéralisme politique a défini l’idée de régulation. Il n’a donc rien à voir avec le marchéisme.

Beaucoup de politiques font un distinguo entre libéralisme et néolibéralisme …

Le néolibéralisme est une variante du marchéisme qui considère que le marché est autorégulé. La régulation est politico-juridique par l’État de droit, elle est économique par la régulation des marchés – notamment par les règles de concurrence – et sociale par l’État-providence qui maintient des filets de sécurité minimums : retraite, chômage, accidents du travail. Dans une démocratie libérale, le fonctionnement exige que les citoyens soient éclairés intellectuellement, éduqués et en bonne santé. Il faut donc un bon système d’éducation et de santé afin de permettre aux citoyens de faire des choix en leur âme et conscience. Le néolibéralisme considère que tout ce qui est éducation ou santé doit être laissés au secteur privé. C’est une difficulté. Les libéraux politiques observent que depuis la nuit des temps, les Hommes ne sont pas des bons sauvages – conception rousseauiste – mais des loups. Il suffit de voir ce qu’il se passe au Liban : ce sont des citoyens bien éduqués, et pourtant, à la moindre faillite de l’État, le chaos s’est installé. En France, notre problème central, c’est qu’il n’y a plus de compréhension de l’opposition intrinsèque entre libéralisme politique et néolibéralisme. C’est dans cet objectif que j’ai créé le terme de « marchéisme » afin d’éviter tout rapprochement entre les deux notions.

Justement, sur le « libéralisme stratège » que vous avez théorisé, quelles sont ses spécificités ?

Il faut avant tout faire tout un travail de pédagogie pour faire comprendre aux citoyens que la société de liberté dans laquelle nous vivons est fondée sur le libéralisme politique régulé. L’État stratège doit aider le pays à s’organiser pour renforcer considérablement la recherche et le développement. L’objectif est de renforcer l’innovation à la fois dans le secteur privé et le secteur public. Nous avons besoin de cette économie innovante et pour ce faire, il faut investir de manière conséquente. Il est primordial de favoriser la concurrence, mais de manière régulée. C’est dans ce cadre d’une concurrence saine que le niveau de vie augmentera. En France, nous avons connu un exemple de marché prospère et régulé, celui de la téléphonie. Les Français ont un niveau de service dans le numérique numéro un dans le monde, avec un coût largement moins élevé qu’aux États-Unis. La concurrence a existé dans l’aviation, où le low cost a permis de démocratiser les voyages aériens en baissant les prix. La concurrence qui fait son entrée dans le rail oblige la SNCF à se moderniser et à progresser en matière de productivité. La concurrence pousse les entreprises à s’améliorer sans cesse. L’État stratège ne doit pas oublier d’investir dans l’éducation, et cela passe par le fait de moderniser les méthodes d’enseignement. Une dernière chose, comme nous sommes dans un monde de plus en plus incertain et violent, l’État régalien doit investir et se renforcer afin de redevenir une puissance significative. Les phénomènes de bandes décrédibilisent fortement notre État.

Dans ce chaos que vous décrivez bien dans votre livre, les GAFAM et BATHX semblent en être des symptômes, comment peut-on lutter pour éviter leur emprise à l’échelle européenne ?

Nous avons un gros problème avec l’Europe : elle est marchéiste. Elle a été bâtie sur le fait que le marché est censé être autorégulateur, qu’il résout tous les problèmes tout seul. A l’origine, elle a été construite sur des principes de démocratie chrétienne quand on a négocié le traité de Rome en 1957, et cette Europe était régulée. Malheureusement, l’Europe est tombée progressivement sous la coupe d’une vision ultra-marchéiste avec deux conséquences majeures. La première : nous avons laissé la compétence du commerce international à la Commission européenne depuis le traité de Rome, mais toute cette politique commerciale est construite sur un commerce international non-régulé et sans réciprocité. Il en découle que les étrangers font ce qu’ils veulent sur le sol européen, même si ce n’est pas réciproque. Il faut absolument réclamer la réciprocité. Ce n’est pas le cas à cause de notre lâcheté politique, de notre incompétence conceptuelle et de la nature de la construction institutionnelle de l’Europe. Il faut renoncer au fait que l’Union européenne, telle qu’elle est, adopte une logique de puissance, car elle s’est faite par nature contre la puissance. A côté de l’Union européenne, il faut donc créer une organisation qui permette à l’Europe de retrouver une certaine puissance.

En parallèle, au sein de l’Union européenne actuelle, il faudra changer des choses. Tout d’abord, il faudra remettre en cause les échanges internationaux sans réciprocité. Cette demande est faite depuis longtemps, pourtant rien n’avance. C’est avant tout en raison de sa construction, bâtie sur une concurrence ouverte. Deuxième problème : la capacité de puissance et d’influence au sein de l’Union européenne est passée du côté allemand lors des 20 dernières années. Or, l’Allemagne est un pays ultra mercantiliste. Cette doctrine, l’Allemagne se l’applique à l’intérieur de ses frontières, on connait tous les mini jobs allemands qui font que 7 millions d’allemands vivent à peine au-dessus du seuil de pauvreté, ce qui ne gêne nullement les élites allemandes. Chaque fois que l’on a cherché à remettre de la réciprocité dans le commerce, les Allemands ont tout bloqué car ça freinait leurs exportations.

 L’Europe a été faite par la France : Schumann, Giscard ou Delors. On parle beaucoup de couple franco-allemand, alors qu’il se résume à des idées françaises moulinées par les Allemands pour qu’elles soient opérationnelles. Ce couple ne dominait rien, mais c’était une source de propositions. Il est aujourd’hui déséquilibré avec une Allemagne forte et une France faible. Il faut donc une relance politique de l’Europe avec un nouvel instrument de puissance fondée sur la coopération intergouvernementale pour mener une politique stratégique de réindustrialisation appuyée sur un investissement massif dans la science et la technologie. C’est le seul moyen durable de contrer les GAFAM et les BATHX.

Propos recueillis par Paul Gallard

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