(Entretien) François Devedjian, « La France est le pays qui défend le plus l’Arménie »
(Entretien) François Devedjian, « La France est le pays qui défend le plus l’Arménie »

(Entretien) François Devedjian, « La France est le pays qui défend le plus l’Arménie »

Que pensez-vous de la réaction internationale à la suite de linvasion de lArménie par l’Azerbaïdjan ?

Il y a toute une rhétorique politicienne autour de la “souveraineté nationale”, de la “souveraineté des frontières”, c’est ce qui a été dit il y a deux ans pour justifier la non-réaction internationale, mais aujourd’hui on voit bien que l’Arménie est envahie en violation de cette souveraineté sans avoir de réaction de cette communauté internationale.

La réaction de la Communauté internationale est décevante, mais n’est pour autant pas surprenante. Décevante, parce qu’elle est très faible, alors même qu’il y a deux ans, on nous expliquait que la guerre en Artsakh se déroulait sur un territoire internationalement reconnu comme appartenant à l’Azerbaïdjan donc on ne pouvait rien dire ; aujourd’hui que le conflit se porte sur un territoire reconnu internationalement comme appartement à l’Arménie, on ne peut toujours rien dire… En réalité, cela montre que ce qu’on appelle le “droit international” n’est rien d’autre que le droit du plus fort et des intérêts particuliers de chacun. On le voit bien avec l’Europe. L’Union européenne a un intérêt immédiat et concret en Ukraine, elle utilise alors les grands principes des droits de l’Homme pour justifier son action ; mais je remarque qu’elle se dispense bien d’utiliser ces mêmes principes lorsqu’il s’agit de l’Arménie. Parce que l’Azerbaïdjan fournit du gaz, parce que la Turquie qui est aux portes de l’Europe à laquelle elle met une grande pression en occupant 45 % du territoire de Chypre qui fait partie de l’UE, en menaçant verbalement la Grèce et en revendiquant une grande partie des îles de la Mer Égée. On est, en réalité, dans une situation où les États agissent selon leurs intérêts : l’Arménie est petite, coincée entre trois empires, elle n’intéresse personne sauf peut-être l’Iran qui a des intérêts à défendre l’Arménie.

●     À votre sens, quelle mesure faut-il prendre contre l’Azerbaïdjan afin de rétablir la paix au niveau international ? Quattendre de la part de l’État Français ?

On a trois niveaux de mesures. Le premier niveau est assez facile et immédiat, c’est une dénonciation internationale de la part d’États comme la France, mais aussi l’Union européenne, qui pose une agression qu’on ne peut tolérer avec pour agresseur la dictature azerbaïdjanaise et pour agressée la démocratie arménienne.

La seconde réaction serait de mettre en place toute une série de sanctions pour bloquer le plus rapidement les pouvoirs et l’avancée de l’armée azerbaïdjanaise en bloquant en particulier les arrivées de gaz azéri et en bloquant les ressources financières des membres du clan Aliev.

Le troisième niveau est plus complexe et plus profond. C’est la façon dont on aborde le sujet de l’Arménie, de l’Azerbaïdjan, et même de la Turquie. Aujourd’hui, on l’aborde à travers le droit international qui est donc le droit du plus fort alors qu’il faudrait l’aborder avec des vrais concepts de droits. Dans son article 1er, la Charte des Nations Unies donne deux buts aux Nations Unies: préserver la paix d’une part et d’autre part le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. À l’article suivant de cette Charte, il est posé que l’intégrité territoriale est une des modalités nécessaires à la préservation de ces deux objectifs. Cette intégrité territoriale a conduit à l’intangibilité des frontières. Des frontières tracées il y a des décennies par les puissants de ce monde qui ne prennent pas en compte les peuples, ni les histoires.

Il faut changer cette approche de la question arménienne en disant que le principe est celui des peuples à disposer d’eux-mêmes, mais aussi que le crime ne crée pas de droits. Depuis 107 ans aujourd’hui, la Turquie engrenage les dividendes du génocide arménien sans que personne ne dise rien. C’est pareil pour l’Azerbaïdjan, qui en 1920 a massacré 20 000 Arméniens à Chouchi. Si l’Artsakh est devenue une république autonome au sein de l’Azerbaïdjan, c’est par une décision du pouvoir autoritaire soviétique prise dans le cadre d’un accord avec la Turquie génocidaire d’Atatürk afin d’organiser à leur profit une certaine stabilité dans le Caucase. Cette « stabilité », instaurée au détriment et sur le dos des Arméniens, est le résultat du pacte des tyrans, des recéleurs du crime contre les Arméniens.

On doit changer l’approche. C’est très bien de faire de la communication et d’être dans l’émotion, mais il faut aussi être dans le droit, dans l’Histoire. Il y a des pages qui ne peuvent pas se tourner sans au préalable en reconnaître les faits et en tirer les conséquences. 80 ans après la Shoah, si l’Allemagne – qui ne nie pas son histoire – bombardait Israël, le monde serait justement horrifié. Aujourd’hui, l’Azerbaïdjan et la Turquie négationnistes continuent de tuer des Arméniens et revendiquent vouloir achever les « restes de l’épée » ; mais personne n’est simplement choqué !

  • Trouvez-vous que la France joue son rôle dans cette crise ?

Il faut d’abord reconnaître que la France est le pays qui défend le plus l’Arménie. Mais elle n’est pas à la hauteur de mes attentes. Je suis déçu comme personne d’origine arménienne ; mais je suis encore plus triste en tant que Français. Ce qui fait que la France est un pays particulier, c’est qu’elle a, au moment de sa révolution, donné une portée universelle à sa révolution, ce que n’avaient pas fait le Royaume-Uni et les États-Unis au moment de la leur. Le génie français, on le voit avec le Code civil, avec Tocqueville et avec cette approche de l’universalisme, est que les règles que nous appliquons à nous-même ont une valeur universelle qui s’applique à tous. La France a un rôle dans le monde, d’être une boussole et une lumière et qui a fait qu’il y a plus d’un siècle mon grand-père est arrivé en France comme beaucoup d’Arméniens. La France n’est pas à cette hauteur-là.

  • LArménie risque-t-elle de disparaître ?

Oui. Je crois que l’Arménie risque de disparaître. C’est un risque sérieux et réel. La nation arménienne ne disparaîtra jamais, mais l’Arménie en tant qu’État a un risque de disparition extrêmement fort. Les dictateurs ne cherchent même pas à cacher leurs ambitions. Erdogan le fait toute la journée, Aliev le fait également quand il revendique une part significative de l’Arménie jusqu’à Erevan. Si l’Azerbaïdjan conquiert dans l’indifférence du monde ⅔ de l’Arménie, ce tiers restant sera absorbé par la Russie ou bien la Turquie. Ce risque est donc bien réel et je ne crois pas que les gens prennent conscience de ce risque, en tout cas pas les gouvernements.

  • Que pouvez-vous nous dire au sujet des droits de lHomme en Azerbaïdjan ?

Pas-grand-chose car, c’est un concept qui est assez étranger au régime azerbaïdjanais aujourd’hui. Quand vous regardez tous les classements internationaux, l’Azerbaïdjan est au dernier rang de tous les critères : liberté de la presse, droits de l’Homme, etc. C’est une horrible dictature contrôlée par la même famille depuis des décennies. Depuis son indépendance, l’Azerbaïdjan s’appuie sur la haine des Arméniens. Ils ont vécu comme une humiliation que ces hommes libres les mettent dehors de l’Artsakh. Les Azéris n’ont pas un attachement important à l’Artsakh ; ils ont néanmoins une haine qui a été construite et entretenue depuis que leur pays existe. Ils ont récupéré la haine turque des Arméniens parce que les Arméniens étaient une différence. Le plus grand espoir pour l’Arménie est que le peuple azerbaïdjanais devienne libre. Je n’ai aucun doute que le jour où des hommes libres et égaux discuteront, ils trouveront une solution pour vivre ensemble.

  • Le panturquisme est-il un danger pour lEurope ?

C’est un danger pour le monde. En réalité, d’Atatürk à Erdogan, il y a une continuité qui est celle de l’Empire ottoman. Ils n’ont jamais supporté l’effondrement de l’Empire ottoman par ces “petits Européens”. Erdogan s’efforce de reconstruire cet Empire. Il va le faire en tirant des enseignements de l’effondrement de l’Empire qui était une mosaïque de peuples. Les Jeunes Turcs ont voulu homogénéiser, ce qui a été fait même s’il existe encore pour eux un problème kurde. Pour reconstituer l’Empire, il faut raser l’Arménie, le tout sous couvert d’un islamisme aussi intolérant qu’expansionniste, ils veulent Chypre, les îles de la mer Egée, la Grèce, le nord de la Syrie, etc. Si on ne les arrête pas, leur expansionnisme ne cessera pas. Plusieurs livres viennent de sortir sur le régime Erdogan (Mourad Papazian, co-président du CCAF et les journalistes Laure Marchand et Guillaume Perrier). Ces lectures sont instructives sur le sujet du panturquisme. Ces livres rappellent également que la Turquie n’est un État laïc que pour les faux naïfs qui font semblant de le croire. La Diyanet, ministère des affaires religieuses turc est l’un des plus gros budgets de l’Etat et régit la religion aussi bien en Turquie que dans toutes les mosquée d’obédience turque hors de Turquie. C’est une arme de propagande du régime. Dans la vision turque de la laïcité, il n’y a pas de séparation de l’Eglise et de l’Etat.

Propos recueillis par Alexandre Saradjian et Théo Dutrieu

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