(Entretien) Frédéric Saint-Clair, « Il ne s’agit donc pas de devenir des anti-libéraux, ni même des illibéraux, mais des post-libéraux »
(Entretien) Frédéric Saint-Clair, « Il ne s’agit donc pas de devenir des anti-libéraux, ni même des illibéraux, mais des post-libéraux »

(Entretien) Frédéric Saint-Clair, « Il ne s’agit donc pas de devenir des anti-libéraux, ni même des illibéraux, mais des post-libéraux »

Vous avez écrit un essai qui s’intitule “Comment sortir de l’impasse libérale ?”. En qualifiant le libéralisme comme une impasse vous considérez que la doctrine libérale est un échec. Que reprochez-vous au libéralisme ? Toutes les formes du libéralisme sont-elles vouées à l’échec ?

Le terme « libéralisme » est piégé, à cause de l’incroyable diversité de ses définitions. Les accrocs au libéralisme disqualifient toutes les critiques dont il pourrait être l’objet en prétendant que si tel type de libéralisme n’est pas vertueux, tel autre l’est en revanche, se retranchant constamment – tout comme les communistes par ailleurs – derrière le fait qu’un véritable système libéral n’a en réalité jamais existé. L’autre écueil récurrent qui tend à cloisonner le débat est l’opposition entre étatisme et libéralisme, laissant entendre que toute critique du libéralisme suppose une adhésion implicite à une forme ou une autre d’étatisme… Tout ceci est d’un ridicule et d’un conformisme intellectuel achevés.

Le libéralisme a été historiquement bénéfique, à différents égards. L’échec évoqué dans le livre est celui de ses promesses, principalement. Le libéralisme nous a emmenés aussi loin qu’il le pouvait, mais il est aujourd’hui à bout de souffle. Il ne s’agit donc pas de devenir des anti-libéraux, ni même des illibéraux, mais des post-libéraux. L’impasse évoquée dans le livre est de nature philosophique.

C’est une réponse à la thèse de Fukuyama – qui est brillante, quoi qu’en pensent ses contempteurs – concernant la fin de l’Histoire et le dernier Homme. Cela peut sembler abstrait, mais les conséquences politiques et économiques de cette impasse philosophique sont très concrètes, au plan individuel, national comme international. Et le fait que l’impasse soit avant tout philosophique permet de comprendre pourquoi toutes les formes de libéralisme « post-Enlightment » sont concernées.

Maintenant, pour répondre en un mot à votre question, ce que je reproche au libéralisme, quel qu’il soit, c’est son impuissance à maîtriser les dérives du thymos, ou, pour parler comme Nietzsche, la volonté de puissance (des individus comme celle des Etats). Un peu abstrait comme réponse, me direz vous… L’approche de la problématique libérale par le biais de l’idéalisme allemand est de loin la plus directe et la plus puissante, mais elle est abstraite, et surtout inhabituelle. Pour le dire autrement donc : le projet politique moderne, c’est deux choses : 1. éviter que les hommes ne s’entretuent ; 2. éviter qu’ils ne meurent de faim. Si l’on pousse le raisonnement un peu plus loin : 1. éviter que les hommes ne se dominent politiquement (problématique de la maîtrise des dérives autoritaires) ; 2. éviter qu’ils ne se dominent économiquement (problématique de la réduction des inégalités). C’est donc bien d’un désir de domination, d’une volonté de puissance – individuelle et collective – dont les démocraties libérales doivent venir à bout. C’est d’ailleurs le sens des deux types de révolution que l’Occident a connus au tournant des XVIII e et XIX e siècles, révolutions tout d’abord politiques puis industrielles. Un unique objet : imposer le principe démocratique et sa composante économique libérale. Fin de XX e siècle, phase 2 : étendre le modèle des démocraties libérales à l’ensemble de la planète. Echec ! Echec total même ! Nous attendions la fin de l’Histoire, nous avons eu le choc des civilisations, le retour des conflits territoriaux, et l’hégémonie internationale de modèles autoritaires tels que la Chine. L’objet de ce livre consiste à montrer que ce projet était voué à l’échec dès le début, car le thymos ne peut être éradiqué, comme le prétendent les libéraux ; ce qu’il faut, comme le préconisait Machiavel, c’est opposer thymos contre thymos, opposer les volontés de puissance, et donc repenser les formes de la puissance pour leur permettre d’évoluer, et ainsi dégager peu à peu les rapports humains de la confrontation violente. Une dynamique proprement civilisationnelle en somme. Sauf que ni la démocratie ni le libéralisme économique ne sont en mesure d’atteindre un tel objectif. Les deux sont en échec aujourd’hui, et pas seulement en Occident, partout sur la planète !

L’idéal d’un marché sans entraves qui libérerait les individus de l’emprise de l’État a fini par rendre ces individus dépendants à la consommation. Un marché qui est devenu un véhicule de « soft power civilisationnel agressif » selon vous. Faut-il redonner un peu de vigueur à l’État ou alors dépasser ces deux modèles pour protéger notre civilisation ?

La question qu’il faut nous poser est : Pourquoi les individus consomment-ils ? Ou plutôt : Que révèle leur désir de consommation ? Thorstein Veblen répond à cette question de façon magistrale : « Dans toute société où chacun détient ses propres biens, il est nécessaire à l’individu, pour la paix de son esprit, d’en posséder une certaine quantité, la même que possèdent ceux de la classe où il a coutume de se ranger ; et quelle énorme satisfaction, que de posséder quelque chose de plus ! » Double mouvement de la conscience économique libérale donc : 1. Besoin de se situer socialement par une mécanique « égalitaire », et 2. Besoin de se distinguer de son voisin par une mécanique « inégalitaire ». Si nous nommons « volonté de puissance » le second mouvement, c’est qu’il n’atteint jamais son objectif. Car quel que soit le niveau de richesses obtenu, il existe toujours un voisin duquel on souhaite se distinguer. L’agressivité que vous mentionnez émane de cette volonté de puissance capitaliste impossible à assouvir, et qui touche en réalité toutes les classes sociales, et pas uniquement la classe bourgeoise. La gauche commet à ce titre, historiquement, une double erreur. La première consiste à croire que l’égalité est bénéfique à la société, alors qu’elle n’est qu’un moyen de se situer socialement, avant de céder le pas à une dynamique inégalitaire, propre à la volonté de puissance, qui pousse chaque individu à se distinguer de son voisin. Pourquoi la gauche se fourvoie-t-elle ainsi ? A cause de la seconde erreur majeure propre à sa « morale », et qui consiste à croire que le prolétariat serait dépouillé de toute volonté de puissance. Celle-ci est une constante de l’âme humaine, toutes classes sociales confondues. Par ailleurs, nous avons également tendance à croire que, pour les basses classes sociales, l’acte de consommation est en lien direct avec la satisfaction d’un « minimum vital ». Veblen montre que c’est faux. L’acte de consommation a le même fondement pour tous, et sa base, c’est le principe de rivalité. C’est la raison pour laquelle toutes les politiques publiques sont vouées à l’échec, car elles ignorent la nature de l’homme. Je rappelle pour mémoire que Thomas Hobbes, avant d’aborder la partie politique de son Léviathan, a consacré par moins de 13 chapitres à analyser la nature de l’homme… A la fois le libéralisme et le socialisme sont porteurs de modèles anthropologiques idéalistes complètement décalés par rapport au réel. Pour sauver la civilisation, il faut permettre à la volonté de puissance de trouver un exutoire autre que le simple acte de « consommer » afin que l’individu puisse se « distinguer » de ses semblables de façon plus noble qu’en accumulant sans cesse du capital. Il faut, comme vous le précisez, changer de modèle si nous souhaitons protéger notre civilisation, et dépasser le libéralisme. D’où ma critique de l’illibéralisme, qu’il soit de droite ou de gauche, car ma réflexion me porte davantage vers un post- libéralisme, et notamment un post-capitalisme.

Après l’échec des démocraties libérales, quelles sont les solutions qui peuvent se présenter aux Occidentaux pour (re)penser un idéal d’une société civile harmonieuse ?

Nous devons nous appuyer sur ce qu’ont accompli les démocraties libérales tout en posant sur leurs limites un regard sans concession. En tout état de cause, depuis le temps que nous critiquons, de manière quasi-unanime, le caractère restrictif et caricatural de l’homo-œconomicus, idéal anthropologique de l’ère du Capital, il serait peut-être temps d’envisager de lui offrir un successeur, un autre homme auquel s’identifier, dont les besoins ne seraient pas uniquement économiques et sociaux, comme le veulent à la fois les libéraux et les marxistes… J’essaie de montrer dans la seconde partie de mon livre que la Renaissance italienne et le Grand Siècle français portent en eux les germes d’une telle transition, depuis un homo-oeconomicus vers un homo-aesthéticus. Le raffinement, la grâce, la recherche de la beauté y compris dans la production d’objets du quotidien, les arts et les lettres, les belles manières, l’art de la conversation, tous les aspects élégants en somme de notre civilisation occidentale portent en eux les ferments d’une autre forme de rivalité, plus douce, alternative au « soft power agressif » du marché économique que vous évoquiez précédemment.

Est-il encore possible aujourd’hui, en Occident, de développer une pensée contraire au modèle politique libéral ? “Libéralisme” étant devenu aujourd’hui synonyme de liberté…

Je ne suis pas certain que notre attachement à l’idéal de liberté soit la cause de notre impuissance à embrasser un autre modèle de société, un modèle civilisationnel. La raison réside, selon moi, dans notre attachement à une vision « économiciste » du monde, laquelle tient essentiellement à la rupture que nous avons opérée au fil des derniers siècles avec la spiritualité chrétienne. Le matérialisme athée qui s’est fortement développé depuis un siècle a désormais conquis les cœurs, et pas seulement les esprits. Pour le dire trivialement, nous sommes désormais principalement occupés à compter nos sous. Ce qui nous rapproche du fameux « dernier Homme » libéral évoqué par Fukuyama : un bourgeois repu. Quant à ceux qui n’ont pas encore acquis ce statut bourgeois, ils luttent ardemment pour y parvenir en réclamant à cor et à cri du « pouvoir d’achat ». On est assez loin de l’idéal de liberté issu de l’Aufklärung, et plus loin encore de celui, spirituel, proposé par le Christ !

Le monde d’aujourd’hui est bien différent de celui de la fin du siècle dernier avec le libéralisme triomphant. On voit l’émergence de grands pôles de puissance et la place de leader mondial des États-Unis est plus que remise en cause par la Chine. L’Europe semble bien devenue impuissante dans ce jeu de go. Comment exister en tant que civilisation dans ce monde polarisé ?

C’est, à vrai dire, l’unique question qui devrait occuper notre pensée, car la fin de la civilisation occidentale est belle et bien arrêtée, et ce ne sont pas les discours présidentiels visant à prévenir un processus de « décivilisation » qui y changeront quoi que ce soit. Le type de puissance qui s’exerce le plus fortement contre nous, et qui engendre l’essentiel du basculement civilisationnel que nous subissons, est de nature économique. Il faut donc y répondre de manière économique. Un véritable nationalisme économique ne peut que rimer avec démondialisation. J.M. Keynes nous mettait déjà en garde contre les méfaits du capitalisme international en 1932… Qu’avons-nous fait depuis ? Rien, si ce n’est ouvrir davantage nos économies, accroitre l’interdépendance entre les nations en supposant que cette interdépendance serait un facteur de paix, alors qu’elle n’est qu’un facteur de soumission du plus faible au plus fort. Démondialiser suppose de rompre avec ce dogme de l’interdépendance. Ricardo avait tort, le principe des avantages comparatifs est un leurre. L’avenir d’une économie saine consiste non seulement à produire localement mais à consommer localement. L’unique objectif, ainsi que Keynes l’a fixé en son temps, doit être l’autosuffisance nationale, dans la mesure où s’est économiquement viable. L’étape numéro 2, pour contrer l’influence des différentes formes de soft power auxquelles nous sommes confrontés, qu’il soit africain, islamique, chinois ou même américain – ce dernier étant le plus brutal que nous ayons subi jusqu’ici, depuis les années 50, et donc la véritable origine de notre basculement civilisationnel – consiste à repenser notre rapport à la philosophie du droit et à la philosophie politique. Replacer une civilisation chrétienne, aux racines grecques et romaines, au cœur de notre conception du politique ne sera pas une mince affaire. Mais c’est essentiel si nous voulons survivre. L’obsession actuelle anti-migratoire est loin d’être suffisante, quand bien même elle porterait quelques fruits. Nous avons été culturellement américanisés sans pour autant que des hordes d’américains déferlent sur notre sol. Il faut donc cesser de faire croire aux gens que la question démographique est au cœur de la problématique civilisationnelle ; elle n’en est qu’une composante, et surement pas la composante majeure, quoi qu’on en pense. En vérité, c’est notre incapacité à trancher le dilemme Kelsen-Schmitt relatif à la hiérarchie des normes et aux frontières entre politique et juridique qui est au cœur de notre faillite. Nos assaillants ne sont pas forts ; c’est nous qui sommes faibles, principalement parce que nous avons perdu de vue ce qui fonde la chose politique. Vient ensuite la question complexe de l’articulation, dans un système libéral, entre société civile et Etat, c’est-à-dire la question de la neutralisation politique de la société civile. C’est l’autre grand nœud à trancher, également évoqué par Carl Schmitt, et dont notre classe politique, dans son absolue totalité, n’a absolument pas conscience. D’où son obsession de la question laïque – qui n’a pourtant aucun intérêt en matière de lutte contre l’islamisation de la France… Tant que nous ne saurons pas comment protéger notre société civile tout en maintenant son statut de société civile, sa singularité toute moderne, nos rues, nos quartiers, nos commerces, nos campagnes, nos littoraux continueront d’être exposés à toutes les cultures du monde, et notre pays poursuivra sa longue marche « progressiste » vers l’effacement civilisationnel.

Propos recueillis par Théo Dutrieu.

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