Jean-Victor Roux est haut-fonctionnaire et a publié un ouvrage « Les sentinelles de la République » en 2020 sur le rôle des maires de France.
Bonjour Jean-Victor Roux, vous avez publié en 2020 aux éditions du Cerf, « Les sentinelles de la République ». Pourquoi cette histoire des maires de France ?
Ce livre a été mûri dans un contexte bien particulier, à l’approche des élections municipales de 2020, faisant suite au mouvement des gilets jaunes, auquel l’exécutif s’est efforcé de répondre en prenant appui comme jamais sous la Vème République sur les maires, via le Grand débat national.
Il était paradoxal de faire appel aux maires alors que leur pouvoir semble s’amenuiser au gré des réformes territoriales. Pourtant, force est de constater que ce mandat reste unique parmi le personnel politique et que les Français y sont attachés.
J’ai souhaité comprendre cette singularité du pouvoir municipal, ce lien d’incarnation qui unit un maire à une ville, à travers une galerie de portraits, à la sélection parfaitement personnelle et, partant, sans doute imparfaite. Mais les exemples de Gaston Defferre à Marseille, Jacques Chaban-Delmas à Bordeaux, Pierre Mauroy à Lille, Jacques Chirac à Paris, Georges Frêche à Montpellier ou du baroque Jacques Médecin à Nice, convergent pour expliquer la force du pouvoir d’identification d’une population à un élu sur le territoire communal. Il ne s’agit pas de condamner ou de tresser des louanges à chacune de ces personnalités mais de les considérer comme figure tutélaire de chacune de ces villes, ce qui est difficilement contestable dès lors que l’on s’en tient à leur longévité, leur postérité et leur renommée. En témoignent les stades Chaban-Delmas et Pierre Mauroy, les plages du Prado nommées Gaston Defferre ou les quartiers entiers de Montpellier qui portent la marque de Georges Frêche.
En quoi le maire est-il aujourd’hui un interlocuteur incontournable pour les Français ?
Le maire c’est d’abord l’échelon communal, doté d’une compétence générale et investi d’enjeux très concrets. A travers les services publics communaux, le maire est en quelque sorte « l’élu de la vie », qui accompagne le citoyen de l’enfance à la mort : pensons aux crêches, aux écoles communales, aux conservatoires, clubs sportifs, foyers du troisième âge, et aux cimetières. Sans parler de la célébration des mariages.
Le maire c’est ensuite une figure d’autorité, qui cumule plusieurs attributions en étant à la fois agent de l’Etat (officier d’état-civil, investi d’un pouvoir de police) et à la tête d’un exécutif local dans lequel il se trouve, en quelque sorte, omnipotent vu la faible place réservée à l’opposition. Dans des communes de taille modeste, c’est par ailleurs un véritable interlocuteur de proximité vers l’ensemble des services publics, une sorte de chef de gare qui indique quelle voie prendre pour résoudre une situation individuelle.
Le maire c’est enfin, et surtout, une personnalité qui fait corps avec sa ville, un puissant élément d’identification. A ce titre, il doit pouvoir être dans un dialogue constant avec les différents groupes aux intérêts antagonistes qui peuplent sa commune (pensez aux riverains par rapport aux cafetiers ou restaurateurs dans le cadre d’une fête de village) afin de préserver un équilibre. En cela, le maire est un « médiateur en chef », ce que le Président de la République avait compris à l’occasion du grand débat national. Mais c’est également une figure de responsabilité, qui doit prendre et assumer ses décisions, dans le cadre d’un projet politique pour une ville (quelle croissance démographique à 10 ans, quels besoins d’équipements, quelle identité municipale à valoriser par le marketing territorial ?).
L’image du maire au fil des années a t-elle évolué ?
Il y a eu des générations très différentes depuis 1945. D’abord celle des Résistants qui ont conquis des villes dans la fièvre de la Libération, comme Gaston Defferre et Jacques Chaban-Delmas. Ce sont des figures notabiliaires qui ont pu accéder au pouvoir national à partir de cet ancrage municipal avant de renforcer, par rétroaction, les prérogatives des élus locaux à travers la décentralisation de 1982.
Il y eut ensuite une génération de maires bâtisseurs à partir des années 1980, comme Pierre Mauroy à Lille ou Georges Frêche à Montpellier. Celle-ci a su capitaliser sur son entregent et sa vision de villes dynamiques, nécessairement attractives dans un environnement euro-méditerranéen, et résolument concurrentielles. Cette période a été celle de la réalisation d’importants équipements publics, de nouveaux quartiers qui furent de véritables morceaux de villes (Euralille ou Antigone) et d’infrastructures sportives ou culturelles (les Zénith) à une époque où le pouvoir central prenait conscience du sous-équipement du pays. Hors de la capitale, il fallait « décoloniser la province », ce à quoi s’employaient ces maires.
Depuis le milieu des années 2000, nous sommes dans une crise de ce modèle de maire bâtisseur, qu’a par exemple encore voulu incarner Gérard Collomb à Lyon. La période des grands projets a vécu, et se pose désormais la question de la vivabilité et de la durabilité des villes dans le contexte du changement climatique, ainsi que l’accessibilité aux classes moyennes et populaires de ces villes qui se veulent toujours plus attractives et donc onéreuses. La vague verte des élections municipales de 2020, dans le contexte très particulier de quelques grandes villes confrontées à des fins de règne et d’une très forte abstention, traduit en partie ces nouvelles aspirations, sans qu’il y ait pour autant un consensus sur la décroissance, véritable nom de la « sobriété » vantée par nombre d’élus EELV. Par conséquent, un nouveau modèle est à inventer.
Malgré les mots, les maires font face à un manque de moyens, de reconnaissance ou encore de respect ? Comment leur (re)donner les outils nécessaires à leur mission ?
D’abord, on peut commencer par ne pas les priver des moyens d’exercer leur mandat dans un cadre démocratique ! De ce point de vue, le quinquennat actuel opère une véritable recentralisation, par le biais de la fiscalité, avec la suppression de la taxe d’habitation. On retire ainsi aux maires l’essentiel de leur levier fiscal, ce qui aboutit à en faire des administrateurs plutôt que des élus. Il n’y en effet pas de véritable pouvoir politique sans pouvoir fiscal. L’arbitrage entre un niveau souhaitable de services publics locaux et un degré acceptable de pression fiscale, ce que l’on appelle le consentement à l’impôt, est au coeur de la démocratie (« pas de taxation sans représentation » revendiquaient les habitants des Treize colonnies face à la couronne britannique, la réciproque étant aussi vraie). Dans ce cadre, force est de constater que la démocratie locale, sans qu’elle n’ait jamais parfaitement existé, est en recul. La légitimité des maires en est victime : ils n’ont plus la possibilité de passer ce pacte démocratique, dont ils soient tenus responsables, avec leurs habitants.
Ensuite, le mouvement de fond est celui du transfert d’un nombre toujours plus important de compétences à l’intercommunalité (eau, assainissement, urbanisme, habitat). Il s’agit d’une réponse à une singularité française, qui est le nombre très elévé de communes, héritage millénaire de la structuration du pays par ses paroisses. Les communes françaises, dont la moitié sont peuplées de moins de 500 habitants, représentent 40% du total de celles de l’Union européenne. Faute de parvenir à les regrouper, on les dévitalise par l’intercommunalisation de l’action publique. Or, une intercommunalité est un organe technique qui n’aura jamais la légitimité et la charge affective d’une commune. Dès lors, il faudrait peut être envisager, sur la base de projets politiques partagés, davantage de fusions de communes (« communes nouvelles ») et de redécoupages administratifs afin d’avoir des communes plus fortes et des maires ayant davantage de moyens d’exercer leurs mandats. Annecy a fait ce choix, d’une fusion de 6 communes, effective depuis 2017, ce qui est une expérience intéressante. Je précise qu’il s’agit d’un choix décidé localement, et non imposé par le haut sans concertation, à l’instar du regroupement des régions mis en oeuvre par François Hollande.
Le Maire apparaît comme le dernier élu « enraciné » après la fin du cumul des mandats. Doit-on revenir au célèbre « député-maire » ?
L’interdiction du cumul des mandats entraîne une déconnexion de la vie politique locale et nationale. Il s’agit d’une réforme d’affichage, qui nuit au portage parlementaire des sujets qui intéressent les collectivités. Il n’est d’ailleurs pas étonnant, de ce point de vue, que le premier Parlement du non-cumul ait été celui qui a voté la suppression de la taxe d’habitation. Mais le non-cumul nuit également à la surface politique des députés, qui ne bénéficient plus d’un important ancrage local, et doivent essentiellement leur mandat à un parti politique. C’est un schéma « perdant-perdant ».
Enfin, comment voyez-vous évoluer la fonction de Maire avec les différentes réformes territoriales ?
Les réformes territoriales semblent favoriser d’autres échelons que les communes : les régions au milieu des années 2000 avec le transfert des lycées et des transports régionaux, les métropoles dans les années 2010 pour l’action économique et les grands projets.
Pour autant, dans les faits, une importante action publique municipale, répondant à une demande électorale des Français, ne cesse de se déployer. Les maires sont par exemple devenus des acteurs importants du domaine régalien de la sécurité, avec la montée en puissance des polices municipales et de la vidéoprotection. Le couple maire-préfet, de nouveau vanté par le gouvernement pendant la crise sanitaire, qui a souligné l’importance de la coopération entre ces deux institutions, reste l’épine dorsale de l’administration de la République.
Propos recueillis par Guillaume Pot