(Entretien) Jérémy Stubbs, « De nombreuses idéologies attaquent de front l’identité nationale »
(Entretien) Jérémy Stubbs, « De nombreuses idéologies attaquent de front l’identité nationale »

(Entretien) Jérémy Stubbs, « De nombreuses idéologies attaquent de front l’identité nationale »

Jérémy Stubbs est directeur adjoint de la rédaction de Causeur.

Vous êtes intervenu à la journée du conservatisme, quelles sont les grandes thématiques qui chiffonnent les conservateurs ?

Le premier grand thème qui devrait nous intéresser, c’est celui de la crise de l’État. Concernant particulièrement l’État-nation, on s’interroge sur ses pouvoirs et prérogatives. Les États occidentaux font preuve d’une certaine impuissance à maîtriser les frontières, l’économie et les nouvelles technologies. En même temps, dans d’autres domaines, il y a une surpuissance de l’État. Cela se voit clairement dans le cas de l’État chinois, mais dans certaines circonstances très particulières, notamment lors de la pandémie, les États occidentaux s’arrogent des pouvoirs de contrôle inédits sur leurs citoyens. La situation est ainsi paradoxale : les États se sont révélés très forts tout en étant faibles sur des questions régaliennes telle que la sécurité. Notre époque est marqué aussi par une perte sur le plan de l’identité nationale. De nombreuses idéologies attaquent de front l’identité nationale, c’est le cas de la culture woke. Si, lors de la journée du conservatisme, on a beaucoup parlé de la souveraineté, c’est que ce terme a tendance à résumer tout cet ensemble de problèmes.

Dans une autre optique, il y a une lutte autour de la science. Les idéologues de gauche attaquent à la fois les institutions scientifiques et les fondements de l’objectivité scientifique. Cela peut sembler paradoxal dans la mesure où les conservateurs ont toujours été identifiés comme incarnant des forces de réaction, comme étant donc les ennemis des progrès scientifiques. La doctrine de la perfectibilité de l’Homme a laissé place à celle de l’élasticité de l’Homme (par exemple, on peut changer de genre comme de chemise). Cette doctrine, adoptée par beaucoup à gauche, est désormais au service de personnes qui se fichent de la vérité scientifique, lui préférant l’arbitraire et l’idéologie. Les conservateurs doivent donc défendre les valeurs scientifiques ; c’est devenu une question politique.

Un troisième thème qui doit être abordé est celui de la mondialisation et ses effets. Cette question est aussi problématique que les précédentes, car aujourd’hui, selon certains conservateurs, qu’on appelle les nationaux-populistes, nous devrions dénoncer la mondialisation par solidarité classes ouvrières. C’est normal, mais il ne s’agit pas d’opposer le protectionnisme au commerce libre. Le protectionnisme conduit à la décroissance. Si nous souhaitons nous développer, il nous faudra négocier et faire des accords d’intérêt mutuel avec d’autres nations. Le conservateur se doit donc de trouver un équilibre permettant à la fois de protéger au mieux nos classes ouvrières tout en récoltant les bienfaits du commerce international. Avec le Brexit, le Royaume-Uni est devenu un ballon d’essai du souverainisme. Il sera intéressant de relever les résultats.

Quelle est la distinction entre un conservateur britannique et un conservateur français ?

Tout simplement, l’idéologie conservatrice a pignon sur rue au Royaume-Uni, alors qu’en France, le mot lui-même a dû batailler pour se faire une petite place sur l’échiquier politique. Le Mouvement conservateur, sur lequel nous fondons de grands espoirs, ne fait que commencer sous cette étiquette. Dans une perspective plus historique, au Royaume-Uni, le conservatisme se base sur une tradition politique très longue : le Parlement, la Reine, l’Église sont des institutions qui incarne un continuité et une tradition historiques. En France, c’est plus compliqué dans la mesure où les partis politiques sont plus récents et où certaines institutions historiquement importantes telles que la royauté ont été exclues du récit national et de l’imaginaire politique.

Comment expliquer que cette notion soit si populaire aux États-Unis et en Angleterre, et si taboue en France ?

Le terme qu’on trouve le plus souvent en France est celui de réactionnaire qui s’oppose, dans le contexte républicain, à celui, plus prestigieux et consensuel, de révolutionnaire. Dans cette opposition, le terme de conservateur a du mal à trouver sa place. Les partis de droite français ont été surtout tournés vers le centre-droit. C’est une des raisons pour lesquelles des cadres de la droite ont rejoint le camp du macronisme. Le propre du Parti conservateur britannique, c’est d’être « une église large », comme on dit. Des gens plutôt mous du centre-droit et d’autres plutôt stricts sont réunis sous la même bannière. En France aujourd’hui, Emmanuel Macron a réussi à mettre main basse sur le centre, tandis que la droite est désunie, chaque politicien en vue ayant son propre courant ou mouvement particulier.

Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur le personnage de Boris Johnson ? Quel conservatisme porte-t-il ? Les conservateurs français doivent-ils s’inspirer de lui ?

Les journaux français le qualifient souvent de populiste. Il est vrai que c’est un homme politique très charismatique, il a le contact facile avec la foule et on pourrait dire que c’est un démagogue. Si on a un côté démagogue, est-on forcément populiste ? La réponse est non. La plupart de ses thèmes politiques sont modérés. Vous ne trouverez que très peu de sujets où c’est un extrémiste aux yeux de certains, principalement celui de l’opposition à l’Union européenne. L’Union européenne était tellement installée dans la pensée des politiciens britanniques que ceux qui étaient souverainistes étaient qualifiés directement d’extrémistes ; certains le sont réellement ; d’autres non. Johnson est plutôt modéré mais contre l’adhésion du Royaume-Uni à l’Union européenne. Il est bien placé pour incarner un conservatisme post-thatchérien. L’époque de Thatcher était marquée par la responsabilité individuelle, l’entreprise privée, le commerce libre, un minimum d’intervention de l’État…

Le coronavirus a obligé tout le monde à être étatiste, mais Johnson était déjà dans cette perspective. Il a été élu par des électeurs traditionnellement de gauche mais anti-européens. Il faut que l’État fasse quelque chose pour ces classes ouvrières, ce qui suppose déjà un État plus interventionniste. Le fait de quitter l’Union européenne est une étape étatiste cherchant à redonner du pouvoir à l’État. Parmi ces pouvoirs, il y a des prérogatives d’intervention dans l’économie. Thatcher voulait réduire l’État au minimum alors que Johnson au contraire doit recourir à lui. Est-ce que les Français peuvent s’en inspirer ? Il ne faut pas forcément copier, car le contexte est différent mais il est certain qu’il faut une personnalité charismatique, quelqu’un qui puisse incarner la nation. Les derniers chefs d’État français n’ont pas eu ce pouvoir.

Quelle est votre vision de la droite de demain ?

Une droite conquérante ! Nous n’avons pas besoin d’être ce que l’ennemi nous accuse d’être. Nous ne devons pas être extrémistes, ni autoritaires, limités par des préjugés. Il ne nous faut pas avoir une focalisation étroite mais défendre les traditions bénéfiques à notre société et à notre identité. Accueillir de nouvelles personnes dans notre société peut être un bienfait dans certaines circonstances, mais il faut résister à l’idéologie immigrationniste et à l’immigration sans limite. La défense de l’espèce humaine sur le plan anthropologique doit nous conduire à lutter contre le wokisme. La droite de demain, c’est une droite que nous aurons à inventer dans les années à venir, capable de gérer ce monde interconnecté. Une droite qui trouve le bon équilibre – ce qui est loin d’être le cas – entre l’État et le marché libre, entre l’État et le commerce international. En revanche, il faudra être strict sur le plan des relations internationales, ne pas céder à l’esprit berlinois. Je demande beaucoup à cette droite mais elle est la seule qui puisse nous sauver.

Propos recueillis par Paul Gallard

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