(Entretien) Laetitia Strauch-Bonart, « Je crois à l’énergie de la pensée et de l’action »
(Entretien) Laetitia Strauch-Bonart, « Je crois à l’énergie de la pensée et de l’action »

(Entretien) Laetitia Strauch-Bonart, « Je crois à l’énergie de la pensée et de l’action »

Crédits photo : Bruno Klein

Laetitia Strauch-Bonart est rédactrice en chef au journal Le Point ; elle était la traductrice de Roger Scruton. Elle est l’auteur de l’essai « De la France. Ce pays que l’on croyait connaître » (Perrin, Presses de la cité).

Bonjour, madame Strauch-Bonart. Dans votre essai, vous analysez d’une manière importante la révolte des Gilets jaunes à travers ses différentes grilles de lecture. Qu’est-ce que cela traduit de la crise démocratique en France ?

Le mouvement des Gilets jaunes est à mon sens la crise politique française la plus importante de ce siècle. D’abord parce que dès ses débuts, elle a comporté des revendications politiques : on ne demandait pas seulement la baisse des taxes mais, entre autres, la démission du président de la République et l’introduction du RIC, le référendum d’initiative citoyenne. Cette contestation exprimait donc un mécontentement profond vis-à-vis de la représentation. On s’est soudain rendu compte qu’il existait une importante proportion de Français donc le désir d’investissement politique était bien réel mais qui ne pensaient pouvoir s’exprimer qu’en dehors des clous politiques. 

Ensuite, parce que du fait de son caractère très inattendu, cette crise a révélé à quel point notre pays manquait de capteurs des humeurs et aspirations de nos concitoyens sur le terrain. D’ordinaire, les élus nationaux ancrés dans un territoire, les élus locaux, les corps intermédiaires comme les syndicats ou certaines associations permettent de prendre le pouls de la société, de canaliser certaines demandes et d’éviter qu’un mécontentement circonscrit ne prenne des proportions nationales. Or les Gilets jaunes ont montré qu’à cet égard, il ne restait qu’une béance – un état de fait qu’on peut aisément expliquer par notre histoire centralisatrice depuis la monarchie, poursuivie par la Révolution et accentuée au sortir de la Seconde guerre mondiale.

Enfin, parce que du début à la fin du mouvement, cette crise a trahi la nature de notre relation à l’Etat : ce dernier était ce grand percepteur honni mais aussi celui auquel on demandait davantage de services ; il était la cause des maux et le remède espéré. Cela traduit une relation de dépendance autant exigée que détestée.

Le fossé est-il devenu trop grand entre les citoyens et leurs élites politiques ?

Je me méfie d’une analyse sociologique qui consiste à penser qu’un élu ou un haut fonctionnaire, parce qu’il est issu des classes moyennes ou supérieures, ne peut représenter le reste de la société. L’histoire nous prouve le contraire. Mais il est vrai qu’il manque, surtout chez les élus, de la diversité sociologique et intellectuelle. Aucun chauffeur Uber, aucune caissière n’est élu national, par exemple, quand les classes populaires constituaient encore une certaine part des députés sous la IVème république ou dans les années 1960. Autre illustration, il y a peu de scientifiques dans nos assemblées. Les élus, de plus, semblent parfois peu au fait des réalités de l’entreprise. En définitive, ils ne représentent qu’une petite partie de la société française.

Mais à mon sens, le vrai fossé est ailleurs : il est normatif et géographique. Pendant longtemps, la culture politique française s’est caractérisée par son obscurité, des paiements en liquide des conseillers ministériels aux nombreuses affaires. Le citoyen ordinaire, de ce fait, a souvent pensé, et parfois à raison, que les règles qui s’appliquaient à lui ne valaient pas pour ses représentants. Depuis une dizaine d’années, la corruption a nettement décru, mais l’absence de transparence de l’Etat entretient toujours le soupçon que les élites politiques bénéficient de privilèges. Je parle d’absence de transparence parce qu’il nous manque une véritable pratique de l' »accountability« , terme anglais qui signifie « le fait de rendre des comptes », qui implique une véritable évaluation et sanction des actions politiques. Le système présidentiel est pour partie responsable de cette apathie. Le président de la république n’est responsable devant personne si ce n’est devant l’électorat, mais seulement tous les cinq ans ; le pouvoir d’enquête de l’Assemblée nationale et du Sénat est faible ; plus largement la culture de la responsabilité – par exemple l’habitude de démissionner ou de se retirer de la vie politique en cas d’échec – est embryonnaire. Alors que les gens ordinaires tendent à payer le prix de leurs erreurs, les élus passent souvent entre les gouttes et réussissent même à se « recaser » ailleurs en cas d’échec.  

Quant au fossé géographique, il est le prix à payer pour la centralisation. Le pouvoir politique réel se trouvant à Paris, la majorité des Français ressentent forcément son éloignement. Ce n’est pas anodin, car la centralisation politique entretient également une centralisation économique et culturelle.

Vous portez un regard dur sur la société actuelle que vous qualifiez de « société de créance ». Pourquoi utiliser une telle notion ?

Il me faut pour cela revenir aux Gilets jaunes. L’autre aspect fascinant de ce mouvement est qu’il est passé d’une demande de retrait de l’Etat (ne pas augmenter la taxe sur les carburants) à une demande d’Etat (un accroissement de certaines aides). Mieux, à sa demande politique (une meilleure représentation des citoyens), l’Etat a offert une réponse matérielle (un accroissement de certaines aides). En d’autres termes, face à une double demande de liberté, matérielle et politique, l’Etat répond en ouvrant son porte-monnaie. C’est le résultat de ce que l’appelle la « le pacte » ou « la société de créance » : un contrat social déséquilibré entre les citoyens et l’Etat, où les premiers ont sans cesse l’impression que le second leur en prend davantage, en termes de liberté, qu’il ne leur donne en échange. A quoi le voit-on? Par exemple, à l’irresponsabilité de l’Etat que j’ai décrite, au manque d’une représentation adéquate de la majorité de la population, à des lois liberticides comme la rétention de sûreté. La plupart du temps, cette relations se maintient tant bien que mal, mais il suffit d’une étincelle pour provoquer une crise, comme dans le cas du mouvement jaune. Or jamais la résolution de ces tensions ne permet de rééquilibrer cette relation : après que l’Etat a calmé le jeu en augmentant ses aides, les citoyens, contentés pour un temps, finissent toujours par réitérer leurs demandes politiques un peu plus tard. Mais dans le même temps, leur dépendance à l’Etat s’est accrue, et leur frustration aura grandi d’autant! Dans ce contrat, les citoyens détiennent donc une sorte de créance inextinguible sur l’Etat. On critique souvent l' »assistanat » de certains Français, mais l’Etat est en réalité le premier à profiter de cette relation de dépendance, qui fortifie son emprise sur la société.

Cette critique n’est-elle pas en contradiction avec la vision libérale sur le plan économique que vous défendez ?

Il est vrai que le terme de « créance » peut prêter à confusion en évoquant une relation monétaire. De plus, en un sens, puisque le libéralisme politique est synonyme d’individualisation, il implique l’idée de « droits » individuels dans le cadre d’un contrat social. Mais j’utilise le terme de créance dans un sens figuré, pour évoquer le déséquilibre au cœur de cette relation.

Les politiques en prennent pour leur grade dans votre ouvrage. Comment expliquer leur échec ces dernières années ? Ne leur manquent-ils pas la responsabilité ?

Je pense en effet que le manque de « rendre compte », partant l’incapacité de reconnaître et sanctionner vraiment l’échec des gouvernants, a une part dans l’impuissance politique. Les hommes politiques pensent qu’en grossissant leurs réussites et en minimisant leurs échecs, ils auront davantage de succès. C’est sûrement vrai au plan personnel, mais pas au plan du régime et du pays! Il faut dissocier les personnes des institutions dans lesquelles ils opèrent. Le manque de responsabilité nuit au système politique dans la mesure où il empêche de corriger les erreurs de celui-ci. Progressivement, par conséquent, le système s’enkyste.

Mais d’autres facteurs jouent. La politique et la fonction publique n’attirent plus les personnes les plus talentueuses – où qu’elles soient dans la société – qui se dirigent aujourd’hui vers des métiers scientifiques, la finance ou l’entrepreneuriat. Ajoutez à cela le conformisme de la formation des fonctionnaires, et vous obtenez un milieu uniforme dont les rares éléments indépendants ou originaux sont éjectés où mis au pas. Ce qui manque le plus, en réalité, à notre élite politique, c’est ce que l’on appelle en anglais la « gravitas« , ce mélange de dignité et de sérieux propre aux grands personnages politiques de l’histoire, qui se caractérise incidemment par une rareté de parole. Le contraire de notre époque malade de son incontinence verbale.

Vincent Tremolet, dans Le Figaro, exprime son sentiment sur votre livre, et dit y déceler l’esprit de Scruton qui « souffle encore, notamment sur cet ouvrage ». Votre livre est-il inspiré par ce grand conservateur ? La France de 2060 que vous décrivez est une France conservatrice ?

Roger Scruton continue de m’inspirer. J’aime le citer car il a des formules particulièrement éclairantes et lapidaires qui valent tous les longs discours. Parmi les citations que je préfère, je pense à celle-ci : « Les intellectuels sont naturellement attirés par l’idée de planifier la société parce qu’ils sont convaincus qu’ils en auront la charge ». Efficace, n’est-ce pas? Je pense dans l’ensemble être plus libérale-conservatrice que Scruton, qui était un vrai conservateur. Mais mon livre reste fidèle à cette tradition puisque la liberté que je prône n’est pas celle d’un individu qui n’a que l’émancipation égoïste à cœur mais une autonomie civile et politique indissociable du lien avec autrui. Je plaide en particulier pour le développement de la société civile, cet espace entre l’individu et l’Etat fait d’institutions autonomes comme les associations qui, en permettant l’apprentissage du lien social à petite échelle, sert autant le développement du comportement civique que la préservation de contre-pouvoirs. Comme l’écrit Scruton, « les hommes se lient non seulement dans des cercles amicaux mais dans des associations structurées où ils adoptent et acceptent volontairement des règles et des procédures qui régissent leur conduite et les rendent responsables de leurs actes ». De fait, l’individu ne devient tel que par l’apprentissage du lien à autrui, qu’il soit civil, moral ou même affectif. Sans responsabilité, point d’individu, et vice-versa. Ma France idéale est conservatrice dans ce sens. Ici, le conservatisme, loin de se réduire à la défense du passé par principe, consiste à préserver les institutions aptes à préserver la société tout en permettant à notre être moral de s’y épanouir.

Dans la pensée conservatrice, on voit apparaître une forme de mélancolie voire une certaine frustration contre le temps présent. Pourtant votre livre est empli d’espoir. Ne croyez-vous pas aux thèses de la décadence de notre société ? Pourquoi un tel espoir ?

La mélancolie conservatrice ne va jamais sans une forme d’ironie. Mais il est vrai que mon livre va plus loin : je ne dirais pas que j’ai de l’espoir, car la notion me semble trop religieuse et appartient pour cette raison à un autre ordre que la politique, mais je crois à l’énergie de la pensée et de l’action. C’est cette énergie que je tente de transmettre dans cet ouvrage, selon un principe que j’emprunte aussi à Scruton, lui qui insistait souvent sur l’importance du deuxième principe de la thermodynamique selon lequel sans injection d’énergie, tout ordre tend vers l’entropie et donc se décompose. Cette approche ne fait pourtant pas de moi une optimiste : au contraire, l’appel à l’action peut être un choix pessimiste puisqu’il sous-entend que sans cette action, l’avenir sera sombre ; l’optimisme, inversement, me semble souvent susciter une forme de passivité naïve.

Quant à la décadence, tout dépend comment vous la définissez. Si elle signifie le déclin, je n’y crois pas car cela supposerait que la France s’est trouvée au firmament du monde puis a connu une chute quasi biblique. L’histoire le dément. Certes, il est arrogant de juger que les siècles qui nous ont précédés n’ont rien à nous apprendre ; bien au contraire, le passé doit être une source constante de connaissance et de sagesse. Mais certains ont une étrange tendance à idéaliser ce dernier comme si tout,en lui, était admirable. Chaque époque porte en elle des merveilles et des horreurs. Par exemple, on célèbre le Grand siècle, et du point de vue artistique c’est entièrement mérité ; mais on semble oublier qu’à la fin de sa vie Louis XIV n’avait plus que quelques dents et un trou dans le palais. Certains adulent Napoléon au mépris de la boucherie européenne qu’il a provoquée. D’autres enfin regrettent les années 1950 quand (j’ai encore des grands-parents pour en témoigner) le niveau de vie des gens était à l’époque cruellement bas et qu’ils n’avaient qu’un souhait, l’améliorer.

En revanche, je trouve l’idée de décadence plus pertinente si elle signifie une forme de stagnation molle ou de répétition stérile, comme si notre créativité s’était tarie ; cela semble assez vrai dans les arts. Cependant cet état est propre à tout l’Occident, pas à la France.  

Quel message voulez-vous adresser aux Français pour qu’ils gardent espoir en leur futur ?

De se concentrer sur le présent plus que sur l’avenir. De tenter de conserver ce qui le mérite et de renouveler ce qui le nécessite. L’avenir se construit en agissant avec justesse dans le présent.

Propos recueillis par Paul Gallard pour droite de demain.

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