Michel Maffesoli est professeur émérite à la Sorbonne. Il est l’auteur de l’ouvrage « l’Ère des soulèvements ».
Comment expliquer la fracturation de la société française ?
J’ai employé le terme de « tribalisation » dans un livre intitulé Le Temps des tribus, le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse, paru en 1988 et réédité depuis de nombreuses fois. Ce phénomène de « fragmentation » plutôt que de fracturation des sociétés « postmodernes », s’impose dans toutes les sociétés développées depuis disons la moitié du siècle dernier. Il devient massif maintenant. Mais ce n’est pas un phénomène purement français. Mon livre sur le tribalisme est sorti en même temps en France et au Brésil, il a été traduit dans une vingtaine de langues, car il pointait un phénomène patent en Europe bien sûr, mais également en Amérique du Nord et du Sud, en Asie.
L’idée principale de mon analyse repose sur l’idée que l’histoire humaine évolue non pas de manière linéaire et progressiste, ni de manière cyclique, mais en faisant se succéder des « époques » qui mettent l’accent sur des valeurs différentes. Notre époque succède à la modernité (17e-20e siècles) pendant laquelle le principe individualiste a constitué la base de l’organisation sociale, ces individus étant liés entre eux par un contrat social et constituant un « Etat-Nation ». Ce modèle est peu à peu saturé. Je dis souvent que nous passons de l’ère du Je à l’ère du Nous, c’est-à-dire que chacun n’est plus autonome et lié aux autres par un lien purement économique et juridique, mais appartient à divers groupes constitués selon des liens affinitaires (les tribus). Ce qui maintenant crève les yeux et que reprennent sans toujours me citer nombre d’analystes, c’est bien ce phénomène de diffraction du lien social, la constitution de multiples entités, regroupements qui déterminent des solidarités et des partages en dehors de l’Etat et d’un pouvoir vertical.
Les appartenances communautaires ou tribales se font par identification et non plus identité.
Le communautarisme est en hausse, mis en lumière par les attentats islamistes, est-il un réel danger pour notre modèle républicain ?
Je ne crois pas que le terrorisme soit causé par ce que vous appelez communautarisme. Ce terme est la manière française de refuser de voir l’importance que prend le lien communautaire.
Le communautarisme est une forme politique dans laquelle l’Etat Nation accorde des droits politiques différents à des communautés constituées, autour d’appartenance ethniques, religieuses, d’origine etc. Il n’y a aucun communautarisme en France.
D’autre part, si l’on regarde le parcours des terroristes islamistes, nombre d’entre eux sont de conversion récente, la plupart ne viennent pas de familles pratiquantes musulmanes. Je dirais plutôt que les discours des islamistes terroristes s’inscrivent sur un terrain religieux en friche et comblent la pulsion anti-religieuse du 20e siècle, particulièrement développée en France et en Belgique.
Or il y a aujourd’hui un besoin sociétal de spiritualité, de solidarité affective, de lien communautaire. C’est à mon avis ce qui explique que certains jeunes en mal de sens et de partage se précipitent vers ceux qui leur offrent une identification forte. Dogmatiquement ignare, mais émotionnellement puissante.
Car, comme je l’ai dit le tribalisme se développe pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur ce sont ces multiples rassemblements solidaires, créatifs, locaux dans lesquels il s’agit de partager avec d’autres une émotion, un sentiment, une compassion. Le pire c’est bien sûr l’affirmation communautaire guerrière, celle où ma tribu doit s’affronter et éliminer les autres.
Au contraire du communautarisme, le tribalisme contemporain ne fige pas les individus dans une identité, il ne vise pas à la suprématie d’une communauté sur les autres, il est polythéiste au sens où le sociologue allemand Max Weber parlait du polythéisme des valeurs : « quand les dieux se font la guerre, les hommes sont tranquilles ». Les identifications multiples du tribalisme postmoderne, (je suis musulman pratiquant et amateur de tel groupe musical et supporter d’un club de foot local ou je suis banquier le jour, D.J. la nuit etc.) constituent ce relativisme tolérant qui faisait défaut aux corporatismes prémodernes, mais aussi à l’unité républicaine et laïciste moderne. Pour reprendre une notion de la théologie médiévale, ce qui caractérisera la république postmoderne, c’est-à-dire la gestion en commun de la chose publique, ce n’est plus l’unité, l’uniformité, l’égalité homogénéisante de la modernité, mais l’unicité, c’est-à-dire la cohésion d’entités différentes, mais unies dans un relationnisme constant. Je parle souvent d’une « res publica » (chose publique) en mosaïque plutôt que d’une République Une et Indivisible. Il est frappant de voir comment les soulèvements récents sont le fait de groupes divers réclamant une « autonomie de vie et de pensée » qu’il s’agisse des dits « antivax » opposant à la politique sanitaire du gouvernement, des jeunes Corses se rassemblant pour pleurer ensemble l’agression d’Yvan Colonna, de mouvements pseudo ou réellement identitaires. Sans oublier bien sûr la multiplicité des rassemblements sur les ronds-points du mouvement des gilets jaunes qui n’a jamais eu ni programme ni leader.
Vous évoquez régulièrement l’idée d’une « élite » comment se matérialise-t-elle ? Quels sont ses leviers de domination ?
J’ai donné une définition très simple des élites : ceux qui ont le pouvoir de dire et de faire, ceux que j’ai appelés « l’opinion publiée ». Au contraire de l’opinion publique, le peuple.
Qui sont nos élites ? dans un livre intitulé « Les nouveaux bien-pensants », repris sous le titre « La force de l’imaginaire » (ed Liber), j’ai défini ces élites comme les politiques, les intellectuels, les journalistes et les technocrates. D’autres parlent de « capitalisme de connivence » ou d’une caste. Ces personnes sont formées dans les mêmes écoles, fréquentent les mêmes cénacles, voguent souvent d’un emploi à l’autre et constituent ce que j’appelle le pouvoir. C’est-à-dire ceux qui prennent les décisions de politique intérieure et extérieure qui vont déterminer la vie de la Nation. C’est le pouvoir institué qui s’impose grâce aux institutions d’une démocratie représentative qui ne représente plus le peuple, grâce à l’appareil d’Etat, et grâce bien sûr aux reprises journalistiques du récit dominant. La crise du Covid a bien montré ce poids de l’appareil médiatique, ce silence de la plupart des intellectuels face aux décisions privatives de liberté et finalement une stratégie de la peur qui a mis au pas (« Gleichgaltung ») toute expression dissidente. Tant dans les médias que sur les réseaux sociaux où l’on ne compte plus les censures exercées par Face Book, You tube, Tweeter etc.
Les Gilets Jaunes ont fait peur à cette élite, notamment lors de la prise de l’Arc de Triomphe, la révolution était proche, que doit-on conserver de l’esprit gilet jaune ?
Les gilets jaunes n’ont jamais constitué un mouvement politique, encore moins révolutionnaire[1]. Ce mouvement s’apparente beaucoup plus aux révoltes telles les « Jacqueries » du Moyen-Âge ou les soulèvements de l’été 1789, quand dans les campagnes les révoltes populaires attaquèrent les châteaux et brûlèrent les livres censiers. La nuit du 4 août a calmé ces soulèvements par la suppression des privilèges des nobles devant conforter l’accession au pouvoir de la bourgeoisie. Sans que la situation quotidienne des ruraux soit véritablement changée !
Un soulèvement ou une révolte au contraire d’une révolution ne vise pas une prise de pouvoir, souvent même n’a pas de revendication claire. C’est véritablement un mouvement par lequel la puissance populaire fait entendre au pouvoir établi qu’elle ne se sent plus représentée par lui, qu’elle ne lui fait plus confiance.
Les grandes caractéristiques du mouvement des gilets jaunes étaient d’abord leur localisme (le rond-point), le côté à la fois soulèvement et fête des manifestations qui témoignaient du bonheur d’être ensemble, l’aspect foisonnant des revendications, le refus de la forme politique (parti, programme, leaders). Tout ceci s’apparentait à ce que j’ai appelé « La transfiguration du politique ».
Ces caractéristiques sont celles de la société actuelle, tribale, polythéiste, proche sans cesse de l’explosion, émotionnelle. Je ne sais pas s’il faut ou non les conserver, mon travail consiste à constater, pas à juger.
La force des gilets jaunes a-t-elle fait peur à l’élite dû au fait que les mouvements populaires étaient de moins en moins pris en compte dans la décision publique ?
Il est clair que le peuple au sens large, c’est-à-dire ceux qui n’ont pas le pouvoir de dire (publications, apparitions dans les médias) et de faire (décisions pesant sur la vie quotidienne) ne se sent plus représenté, parce que les décisions obéissent à des logiques rationnelles et techniques qui dépassent les enjeux de tous les jours. La langue même de la technocratie est une « langue de bois » totalement déconnectée de la vie de tous les jours.
Il y a une sorte de logique rationaliste propre à la technocratie, qui échappe d’ailleurs pour part aux élites elles-mêmes. L’abondance de textes législatifs, de normes économiques, sanitaires, éducatives etc. rend nombre de décisions inopérantes. Pensons aux plus de 150 instructions envoyées par le ministère de la santé durant l’année 2021 sur les boites mail des médecins, aux divers protocoles concoctés par l’éducation nationale et dont les directeurs d’écoles recevaient les 50 à 100 pages de circulaire la veille de la rentrée. Une logorrhée administrative qui tient de plus en plus souvent lieu de décision politique et qui est incompréhensible aux politiques eux-mêmes.
Le peuple ne se reconnaît plus dans ces élites qui sont censées gouverner le monde en son nom.
Comment réussir à contenter tout un peuple dans une décision de politique publique ?
L’Etat Nation (ou l’Union européenne) est une échelle trop éloignée pour que les citoyens se sentent concernés par les décisions prises en leur nom et qui s’appliquent presque automatiquement. On a remplacé la confiance qui devrait régir les rapports humains, les échanges de biens, d’idées, d’affects par une inflation de procédures juridiques, de protocoles en tous genres qui sont totalement inopérants.
Simplifier radicalement la gestion de la chose publique, notamment en appliquant de manière drastique le vieux principe médiéval de « subsidiarité » ( Saint Thomas d’Aquin )permettrait que les personnes retrouvent une forme de confiance à l’égard d’autorités publiques. La multiplication des échelons administratifs et politiques sous prétexte de leur rationalisation n’a fait que renforcer cette impression qu’ont les citoyens de n’avoir plus prise sur aucune décision.
De fait la France est restée un Etat jacobin, centralisé, dans lequel toute la vie quotidienne, du fonctionnement des écoles à l’accès aux rivières ou aux actions culturelles, sans parler de l’action sanitaire et sociale est déterminée au niveau national voire communautaire. Les assemblées délibérantes du département, de la commune ou des regroupements de communes gèrent l’ensemble des politiques locales dans le cadre strict et rigide de normes nationales et communautaires. D’où le sentiment de dépossession du citoyen de base.
Que pensez-vous de l’idée de référendum populaire ?
Bien sûr le référendum constitue un mode d’exercice de la démocratie plus proche de la démocratie directe que le modèle parlementaire tel qu’il s’applique à tous les échelons du pays. A condition cependant que son objet soit circonscrit et emporte un réel enjeu pour les électeurs. Un référendum ne devrait être national que s’il ressortit d’une politique nationale (les relations internationales et les domaines strictement régaliens). Quantité de décisions qui s’appliquent uniformément sur le territoire devraient être déclinées (c’est-à-dire adaptés aux cas, au sens strict du terme déclinaison) localement, au niveau du département, de la région, de la commune. En général on peut tout à fait imaginer un cadre national, définissant les grands enjeux des politiques publiques et une mise en œuvre beaucoup plus localisée ; or c’est le contraire qui se fait, l’administration d’Etat ne sachant plus penser de grands objectifs, mais se perdant dans le détail des procédures et protocoles divers. Pour que les citoyens adhèrent à une politique, acceptent de mettre leur intérêts particulier au service d’un intérêt général, celui de la communauté (locale ou nationale selon les occurrences) il faut que cette politique ait un sens, s’inscrive dans un récit commun. La postmodernité a vu la fin des grands récits (le communisme, le nationalisme, le fascisme etc.). Il s’agit de composer ensemble une somme de « petits récits » qui s’articuleraient les uns aux autres de manière à constituer un livre commun. Après tout la Bible, Ancien et Nouveau testaments, s’est constitué ainsi, du rassemblement des divers récits des diverses communautés de base. L’unicité est l’équilibre, précaire et instable de ces différentes communautés. C’est pourquoi, j’ai parlé, dans le sillage d’Hannah Arendt qui parlait d’idéal démocratique pour définir la modernité, d’idéal communautaire. Idéal non pas au sens où une telle forme serait meilleure qu’une autre, mais pour montrer que la forme que les peuples choisissent pour gérer en commun la chose publique est déterminée par l’idée qu’ils se font de ce « bien commun » beaucoup plus que par des infrastructures économiques ou juridiques. C’est la force de l’imaginaire.
[1] Michel Maffesoli, L’Ère des soulèvements, éditions du Cerf, 2021
Propos recueillis par Paul Gallard
