(Entretien) Michèle Tribalat, « En France, le solde migratoire n’est jamais mesuré »
(Entretien) Michèle Tribalat, « En France, le solde migratoire n’est jamais mesuré »

(Entretien) Michèle Tribalat, « En France, le solde migratoire n’est jamais mesuré »

Michèle Tribalat est démographe spécialisée sur les questions migratoires et l’auteur de nombreux ouvrages dont Immigration, idéologie et souci de la vérité.

Bonjour madame Tribalat, peut-on considérer que l’étude de la démographie est dominée par l’idéologisme ce qui l’éloigne peu à peu de la science ? Les sciences sociales faisant entrer des notions politiques ont-elles complexifié la pratique de la démographie ?

Le principal problème est la perte d’intérêt pour les études quantitatives des évolutions démographiques. Ces études se sont raréfiées là où elles devraient au contraire être centrales – à l’Ined – au profit de sujets périphériques tels que le genre et les discriminations. Il y avait autrefois à l’Ined un département de conjoncture démographique qui a disparu. Reste une publication annuelle sur le sujet dans la revue Population. Les questions sociologiques à la mode ont pris de plus en plus d’espace. L’INED a subi, dans les années 1990, deux attaques violentes déclenchées par Hervé Le Bras. Ce dernier a politisé à l’extrême l’analyse démographique en faisant croire que l’Ined avait été investi par l’extrême droite et était contrôlé par des forces réactionnaires. Les préoccupations d’ordre démographique étant devenues suspectes, les sujets plus sociologiques et conformes à l’air du temps ont été privilégiés. Ce que reflètent les recrutements à l’Ined.

Comment cela se traduit- il dans les publications sur la question des migrations ?

Une certaine désinvolture par rapport aux règles de base du métier (dater, sourcer, expliquer la méthodologie) est favorisée par une forme d’engagement visant à mettre en défaut les perceptions communes jugées trop négatives et moralement inacceptables. Cela se traduit par un relâchement de la rigueur scientifique. À partir du moment où le chercheur abdique toute curiosité personnelle pour faire la leçon à ceux qui pensent mal, il risque de se fourvoyer et de se contenter de preuves inadéquates. Une certaine déculturation technique est ainsi perceptible dans le quatre pages de l’Ined, Population & sociétés. Cela s’est vu, par exemple, lorsque trois auteurs (Ined, Collège de France et Insee) ont cru utile de parler comme l’homme ordinaire (taux de fécondité à la place d’indicateur conjoncturel de fécondité), pour lui démontrer qu’il avait tort de croire que la fécondité française doit beaucoup à la fécondité des immigrées. Si le constat est vrai, les auteurs se trompent eux-mêmes sur les propriétés de cet indicateur conjoncturel de fécondité (N°432 et 568). De même, François Héran, professeur au Collège de France, lorsqu’il a voulu faire la leçon à Stephen Smith sur la question des migrations africaines, toujours dans Population & Sociétés(N° 558), s’est lourdement trompé, tant il était pressé de lui donner tort. Il a négligé de vérifier si l’hypothèse qu’il avançait pour projeter ces migrations dans le futur, trouvait quelque justification dans le passé. Peut-être plus grave encore a été la publication, dans la même revue en 2019 (N° 565),d’un article sur les prénoms donnés aux descendants d’immigrés censé démontrer que les petits enfants d’immigrés du Maghreb ne portaient guère plus de prénoms typiques de leur origine que ceux des immigrés d’Europe du Sud et que le deuxième prénom le plus souvent attribué aux petits enfants d’immigrés du Maghreb était Nicolas. Jean-François Mignot, chercheur au CNRS, a remis en cause cette publication en montrant que les auteurs avaient gardé, parmi ces petits enfants d’immigrés du Maghreb, des descendants de rapatriés dont les parents n’avaient aucune raison de leur attribuer des prénoms arabo-musulmans.

En France, vous aviez d’ailleurs écrit à ce sujet, nous n’avons pas le droit de faire des statistiques ethniques, est-ce une bonne ou mauvaise chose ? L’étude des statistiques par origine est-elle aussi fiable que celle ethnique ?

Si vous restreignez les statistiques ethniques aux statistiques ethnoraciales, la statistique publique ne pose en effet pas de questions sur l’appartenance à un groupe ethnoracial comme on le fait aux Royaume-Uni ou aux Etats-Unis. Mais, depuis une quinzaine d’années, elle recueille le pays de naissance et la nationalité de naissance des parents dans ses grandes enquêtes à l’exception, malheureusement, des enquêtes annuelles de recensement. L’idée est de disposer de donnéespermettant d’analyser le phénomène migratoire, dans sa dimension temporelle, sur deux générations. Alors que le pays et la nationalité de naissance ne changent pas au cours de la vie des individus, l’affiliation à un groupe ethno-racial peut changer. C’est ainsi qu’aux Etats-Unis, on a vu le nombre de personnes qui s’identifient à la fois comme Blanc et Indien d’Amérique (ou natifs d’Alaska) passer de 1,4 million en 2010 à 4 millions en 2020. Le suivi par génération est plus intéressant et ne peut conduire à ce genre de surprise.

D’après les données disponibles en France, peut-on corroborer l’idée d’un « grand remplacement » tant décrié par l’extrême droite ?

À l’origine, « le grand remplacement » est une idée avancée par Renaud Camus qui n’a aucune prétention statistique. C’est plutôt une métaphore littéraire censée décrire l’effacement d’un monde commun. Dans le sondage Challenge-HarrisInteractive réalisé auprès de Français âgés de 18 ans ou plus inscrits sur les listes électorales en octobre 2021, 61 % jugeaient qu’un grand remplacement tel que défini par les sondeurs (les populations européennes, blanches et chrétiennes menacées d’extinction suite à l’immigration musulmane, provenant du Maghreb et d’Afrique noire) était probable, voire certain et 67 % s’en inquiétaient. Les changements démographiques indéniables, dont les autochtones sont les témoins, les inquiètent. Ces autochtonessont devenus minoritaires sur certaines parties du territoire et craignent la poursuite de cette évolution. D’où la résonnance de la notion de grand remplacement. En 2020, la France compte 14,5 millions d’immigrés et d’enfants d’au moins un parent d’immigré (soit 21,5 %) d’après les dernières estimations de l’Insee. Je doute que l’invalidation des perceptions à partir des statistiques globales arrive à convaincre les Français inquiets qu’ils se trompent. 

La difficulté d’analyse pour l’opinion des statistiques démographiques en particulier l’immigration n’est-elle pas le fruit de la difficulté d’identification à ce que renvoie les chiffres ? L’exemple du solde migratoire est flagrant.

Vous avez raison. Les gens ordinaires ne maîtrisent pas les concepts dont ils entendent parler dans les médias et sont, de ce fait, faciles à berner. Ils ont tendance à croire aux « informations » qui confortent leurs opinions. Lorsque ces opinions déplaisent et sont jugées moralement inacceptables ou lorsque des études sont susceptibles d’aller dans le sens des inquiétudes des gens ordinaires, certains démographes se croient obligés de les détromper à tout prix et trouvent alors un écho complaisant dans les médias. Le problème n’est pas qu’un travail scientifique aboutisse à la remise en cause des perceptions communes, c’est qu’il s’en fixe l’objectif. L’instrumentalisation du solde migratoire est un bon exemple. Il fait théoriquement le bilan des entrées et des sorties du territoire. En France il n’est jamais mesuré. Le solde migratoire est un résidu. C’est ce qui reste pour expliquer l’évolution de la population d’un 1er janvier au 1er janvier suivant, une fois qu’on a ajouté les naissances et retranché les décès. Son évaluation est donc très fragile. Par ailleurs, ce solde migratoire ne peut en aucun cas renseigner sur l’immigration étrangère. En effet, si des immigrés entrent en France ou la quittent, c’est aussi le cas des natifs, ces derniers partant plus qu’ils ne reviennent.

Propos recueillis par Paul Gallard

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