(Entretien) Olivier Babeau, « Notre problème est d’être attractif pour les entreprises les plus innovantes »
(Entretien) Olivier Babeau, « Notre problème est d’être attractif pour les entreprises les plus innovantes »

(Entretien) Olivier Babeau, « Notre problème est d’être attractif pour les entreprises les plus innovantes »

Bonjour Olivier Babeau, nous sortons d’une séquence politique marquée par la réforme des retraites au cours de laquelle on a eu un grand nombre de questionnements autour de la thématique du travail. Qu’avez-vous pensé de ces débats ? Est-ce que certaines des interrogations ou revendications étaient justifiées ?

Le débat a mis en lumière une crise de notre rapport au travail. C’est ce que je rappelle dans mon dernier livre : le travail est sorti de notre vie quantitativement, il n’occupe plus qu’une part assez mineure dans une vie qui s’est beaucoup allongée. Aujourd’hui, une vie est composée de loisirs entrecoupés par du travail alors qu’autrefois c’était du travail avec quelques loisirs. En même temps, le travail est sorti qualitativement dans le sens où notre travail ne définit plus notre appartenance à la société : on ne se définit plus selon une appartenance à une profession, on n’a plus de visions du travail comme étant une partie de la vie, on a d’ailleurs complètement perdu la vision d’une souffrance rédemptrice ou expiatrice que pouvait porter notre héritage chrétien.

Le travail chez nous est beaucoup vu comme étant une source de souffrance et d’aliénation – car on adore les catégories marxistes – et donc on l’abandonne sans remords. Ce que je regrette c’est que l’on ait abandonné dans le même temps la valeur effort.

Le débat sur les retraites a montré que beaucoup de gens – en tout cas, ceux qu’on entendait – avaient un rapport très dégradé au travail. L’idée que l’on puisse se réaliser par le travail, que le travail puisse être émancipateur, source de développement a été absolument inaudible. On a entendu que des ténors de la gauche qui nous expliquaient que deux ans de travail de plus équivalait à deux ans de vie de moins et donc que le travail est la mort. On a donc entendu beaucoup d’outrances dans les débats qui ont lieu avec des affirmations qui sont assez loin de la vérité : tous les emplois ne sont pas pénibles ou source de souffrance. Alors non, on ne se tue pas à la tâche en France, nous ne sommes plus dans Germinal, les conditions de vie au travail ne sont plus les mêmes.

Maintenant, est-ce que ces revendications sont légitimes ? On a malheureusement un hiatus entre les revendications sociales d’une vie avec un travail moins présent et la nécessité du système collectif de protection social qui est fortement déséquilibré et qui dépend de l’équilibre entre les cotisants et le pensionnés et la quantité de travail fourni d’un côté et donné de l’autre à une population qui est vieillissante.

Vous avez évoqué les régimes de retraite, cette séquence a été l’occasion de revenir sur le débat de la mise en place d’une retraite par capitalisation. Êtes-vous favorable à l’instauration d’un tel régime ou pouvons-nous garder celui actuel qui est une singularité française ?

Oui je suis favorable à l’introduction d’une couche de capitalisation dans notre système par répartition. Cela n’empêche d’ailleurs pas l’existence d’un système solidaire de redistribution dans la mesure où il peut y avoir, indépendamment d’un système par capitalisation, des formes d’aides, de bonifications pour les critères qu’on voudra. Avec l’institut sapiens nous avons fait un rapport sur le sujet et nous estimons que c’est une façon pour les retraités les plus modestes d’avoir accès à des retraites plus importantes. Il faut savoir que même avec la réforme des retraites, les projections sont très mauvaises en matière de taux de remplacement parce que le déséquilibre va perdurer. Les gens vont cotiser de plus en plus pour des retraites de plus en plus rachitiques.

Mais la capitalisation existe déjà pour les fonctionnaires, les pharmaciens et les plus riches capitalisent déjà et cela fonctionne très bien. L’enjeu est de donner accès à des personnes qui ont eu des bas salaires toute leur vie à la capacité d’une épargne longue obligatoire collective.

Le problème de la répartition est qu’on ne peut pas en sortir. On ne voit pas très bien comment on peut, à un moment donné, avoir des pensionnés sans cotisant. La seule possibilité est donc d’introduire une petite dose de capitalisation dans un système qui reste par répartition.

Nous entrons dans une nouvelle ère avec l’émergence de l’IA, la France est-elle prête à prendre ce tournant ? Quels effets cette révolution aura sur notre économie ?

La France n’est pas prête. La plupart des pays ne le sont pas. Parce qu’il est extrêmement difficile d’être prêt à cette exponentielle sur laquelle nous sommes tous embarqués. La rapidité et la profondeur des évolutions qui arrivent sont sans exemple dans l’Histoire. Il y a eu des technologies à usage général avec l’écriture, la vapeur, l’électricité, etc. mais probablement aucune ne s’est diffusée dans la société et l’économie aussi rapidement que l’IA qui est en train d’arriver.

La France avait loupé tous les tournants que sont les calculs informatiques, internet ou les réseaux sociaux et celui de l’IA sera également loupé. Le problème est qu’on a tendance à se préparer pour la guerre d’hier, c’est le syndrome Maginot. Pour être prêt à un tournant technologique, il faut le prendre à l’avance sinon il est trop tard. Ce n’est peut-être pas encore trop tard au sens où l’on peut dire que le “ticket d’entrée” pour ces technologies est moins haut qu’on le pressentait donc on peut penser avoir notre propre IA générative avec des créations chez nous. Mais, plus fondamentalement, notre problème – qui est étendu à l’Europe – est d’être attractif pour les entreprises les plus innovantes qui doivent avoir intérêt de créer chez nous et intérêt à y vivre. On ne peut pas compter uniquement sur des investissements publics bien que ce soit une part importante. C’est un écosystème qui va permettre de faire venir les compétences chez nous. Pour l’instant, ce n’est pas tout-à-fait le cas… même si notre attractivité s’est améliorée depuis quelques années.

Ces évolutions vont aussi affecter notre société. Quels sont les risques potentiels liés à l’IA qu’il va falloir prendre en compte ?

Les risques sont innombrables : les fake news ; l’enfermement dans les bulles cognitives ou informationnelles ; le contrôle par certains monopoles/oligopoles de la vérité ou de ce qui peut se dire avec une forme de capacité de censure ; les risques liés à une utilisation de l’IA pour faire de l’influence et permettre la manipulation des opinions dans les pays ; des risques aussi liés à une progression rapide de la science et des recherches adossées à l’IA qui pourrait augmenter l’espérance de vie, qui ferait exploser notre système de protection sociale ; et à court/moyen terme la transformation massive des structures d’emplois avec l’obligation de faire évoluer les compétences dans un laps de temps très réduit et à plus long terme il y a la crainte de la disparition de la perte des emplois et une IA qui remplacerait profondément et durablement l’être humain.

Dans votre ouvrage “La tyrannie du divertissement”, vous mettiez en garde contre une forme du divertissement perçue comme une matière achetable que l’on quantifie avec le temps de cerveau disponible. Aujourd’hui, une application comme Tik-Tok peut capter pendant plusieurs heures les jeunes générations. Comment permettre de remédier à ce problème ? On se trouve dans un débat difficile avec l’objectif de ne pas nuire aux libertés.

Il y a un vrai débat et c’est le sujet de mon livre. Le divertissement est devenu un secteur important de l’économie. Nous sommes toujours dans une économie qui va monétiser notre attention et dont le modèle économique repose sur sa captation et qui pousse donc à des formes de dépendance.

D’où mon expression de « tyrannie du divertissement » favorisée par des plateformes qui peuvent capter notre attention plusieurs heures avec des effets négatifs sur la capacité de concentration, la mémoire et l’équilibre de vie de manière générale.

Comment lutter contre ça ? La réponse chinoise est l’interdiction et la limitation. Ce qui semble difficile dans nos démocraties libérales. En revanche, ce sur quoi il faut compter c’est évidemment l’incitation, la capacité à alerter, à permettre la prise de conscience et à indiquer des possibilités pour que les gens se disciplinent. On en arrive à quelque chose que les gens n’aiment pas beaucoup en France qui est l’appel à la responsabilité individuelle. Il va falloir dire aux personnes que l’État ne peut pas tout et ne peut pas monitorer ce que vous faites car vous avez une grande liberté qui est donc une exigence de discipline. C’est ce qu’on fait en matière de nutrition. Il faut compter sur la responsabilité individuelle de chacun sur ce qu’il consomme en matière de divertissement. Mais aussi permettre à chacun de trouver un équilibre entre les trois formes de loisir qui sont le loisir pour les autres, le loisir pour soi et le loisir hors de soi (que j’appelle divertissement). Cela est un apprentissage qui se fait au cours de la vie et qui est, il est vrai, plus simple à comprendre quand on vient d’un milieu plus aisé. Peut-être que c’est là que le ministère de la Culture a un rôle à jouer au lieu d’être le ministère qui parle aux professionnels de la Culture. Ajoutons que l’audiovisuel public qui pourrait encore plus éduquer que divertir.

Vous revenez également sur la question de l’usage du temps libre. Cela nous pousse à revenir sur la question du travail et du temps passé au travail. Pensez-vous que la révolution qui se profile permettrait de repenser l’organisation du travail et donc du temps libre ?

C’est pour moi l’enjeu de ce deuxième quart de siècle dans lequel on va entrer. L’enjeu va être d’accueillir les nouvelles technologies en les utilisant au mieux tout en ne dégradant pas notre qualité de vie. Nous avons tous finalement envie de rechercher le bonheur. On n’attend pas de l’État qu’il nous dise ce qu’est le bonheur, mais on attend qu’il nous laisse la capacité de le chercher. Cette recherche peut être biaisée par les tentations. C’est un problème dont ne se sont pas saisi les politiques mais on se rend compte qu’il faut élaborer une politique des loisirs. C’est-à-dire une politique de prise de conscience, d’incitation, de mise en évidence des choix qui sont à faire et qui n’apparaissent pas parce que, par égalitarisme, on ne veut pas faire de différence entre les types d’activité. On se refuse à dire que se cultiver n’est pas un gros mot. Cette culture doit faire l’objet de politiques volontaristes, sans bien entendu qu’il soit question de faire de choix sur les formes de culture. Ce n’est pas la querelle des Anciens contre les Modernes, mais l’idée qu’il faut promouvoir les cultures de toutes les époques plutôt que les loisirs passifs et superficiels. Il y a l’idée qu’il y a un effort à faire dans les loisirs, une exigence qui doit pouvoir être portée par l’État. C’est ce qui permettra aussi de permettre d’accueillir les technologies avec un travail qui va être plus automatisé et qui va libérer notre temps. Là aussi, il va falloir que l’on apprenne à utiliser ce temps pour améliorer notre sagesse, notre connaissance de nous-même et donc notre bien-être à travers l’apprentissage d’un art de vivre. Il va falloir apprendre à vivre dans une société où l’on va avoir beaucoup plus de temps libre.

Vous avez parlé des esclaves sous l’Antiquité. On dit souvent que la démocratie athénienne reposait principalement sur les esclaves, permettant aux citoyens de pouvoir s’intéresser à la chose politique. Aujourd’hui ne sommes-nous pas dans une situation analogue avec les nouvelles technologies qui permettrait un renouvellement démocratique avec des citoyens plus intéressés ?

C’est vrai que c’est une part importante du citoyen antique qui nous vient de Platon qui valorisait le fait de ne pas travailler, car cela permettait de se consacrer aux choses de la cité. Dans l’occupation intéressante de son loisir, il y a le fait de s’occuper des affaires de la cité et d’y investir du temps.

Mais les gens ont aujourd’hui plus de temps mais l’utilisent moins dans un parti politique que dans un cadre associatif. L’investissement pour la cité ne passe plus tellement par le militantisme classique d’autrefois. Pourquoi cela ne se fait pas ? Peut-être parce que les partis ne sont plus cette force d’agrégation qu’ils étaient autrefois. Les gens veulent s’investir dans d’autres choses, les mouvements para-politiques par exemple. On ne peut que souhaiter que l’on ait un regain de participation du citoyen dans la chose politique, mais cela passera nécessairement par une réinvention des partis traditionnels.

Propos recueillis par Théo Dutrieu

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