(Entretien) Philippe Bilger, « L’autorité de l’Etat est défaillante »
(Entretien) Philippe Bilger, « L’autorité de l’Etat est défaillante »

(Entretien) Philippe Bilger, « L’autorité de l’Etat est défaillante »

Philippe Bilger est Président de l’Institut de la parole, aujourd’hui magistrat honoraire. Ancien avocat général près la cour d’appel de Paris, il est l’auteur de nombreux ouvrages, le dernier en date : « Le Mur des cons » en 2019 chez Albin Michel.

La France connaît une succession d’actes de violences de plus en plus féroces et mortels notamment au sein de notre jeunesse, qu’est-ce que cela traduit sur notre société ?

Je dirais comme ces sociologues qui veulent nous consoler un peu absurdement, que cela a toujours existé, mais simplement aujourd’hui, cela prend une tonalité beaucoup plus forte, beaucoup plus violente, beaucoup plus préoccupante avec notamment une délinquance de plus en plus jeune. Il me semble que dans notre société, il y a un certain nombre de principes et de valeurs qui se sont complètement effacés. On a des institutions qui ont perdu tout crédit. On a un Etat qui n’est plus persuadé de la belle exemplarité qu’il doit avoir, ni de l’autorité qu’il doit exercer. On a un ensemble de services publics qui ne sont plus conscients de l’absolue exemplarité qu’ils doivent mettre en œuvre. On a des familles recomposées ou stables, peu importe, mais qui ont oublié les règles de l’éducation, de la morale et de l’éthique. On a des bandes, des voyous qui ne trouvant plus chez eux la fraternité qu’ils désirent, vont la retrouver au sein de groupes dont la seule justification est de se livrer à des affrontements contre d’autres groupes. On a des Français qui se vantent de ne plus l’être, qui au pire s’en prennent non seulement à la police en résistant à son intervention mais en lui tendant des guet-apens. Donc c’est un état général de délabrement et de délitement dont j’ose dire d’abord que le ressort profond vient du fait qu’une éthique publique et une morale personnelle ne sont plus prédominantes. Certes, on me reproche d’user de cette argumentation mais je maintiens qu’il y a une interaction très forte entre « la France d’en haut » et « la France d’en bas », et dans mon esprit cela n’est pas péjoratif. Mais lorsque l’une et l’autre vont mal, elles se complètent dans le désastre.

La culture de l’excuse a-t-elle rendu banale la barbarie, un monde sans morale ?

Parce que d’abord on a un monde qui ne sait plus penser dans sa plénitude. On s’est moqué du « en même temps » de Macron mais sur le plan intellectuel ce « en même temps » a du sens. La culture de l’excuse a en réalité pris la place d’une appréhension fine et lucide de ce qui nous menace et de ce qui nous accable, c’est-à-dire les délitements, les désastres que je viens de décrire. Mais cette culture de l’excuse relève d’un humanisme douteux, elle vise à se donner bonne conscience. Au fond, la culture de l’excuse c’est comme une excuse que le pouvoir se donne en permanence à lui-même pour justifier son impuissance. Ce qu’il ne peut interdire, il l’explique et le tolère.

Par ces violences multiples, on constate un désaveu du respect des règles de l’ordre républicain.

Désaveu de l’ordre républicain bien sûr, mais aussi délitement de la morale. Ces leçons de morale que l’on enseignait dans les écoles, qui avaient encore du sens, qui étaient presque la tradition laïque d’un corpus religieux, « tu ne tues pas, tu ne voles pas, tu respectes autrui, tu obéis au professeur ». Regardez cette malheureuse qui a été noyée par deux gamins. C’est hallucinant de voir à quel point des bases fondamentales de la vie humaine ne sont plus connues, sont négligées ou méprisées par des jeunes gens de quatorze-quinze ans. Alors on dit que c’est la faute des parents, mais est-ce qu’il est nécessaire d’avoir des parents pour savoir qu’il y a des choses que l’on ne fait pas lorsqu’on est un jeune garçon ou une jeune fille ? Ce qui m’angoisse le plus, c’est le fait que pour découvrir ces données immédiates de la conscience, nous sommes obligés de réclamer le secours d’autres instances ou de mettre en cause, pour expliquer des transgressions délictuelles ou criminelles, la perversion des réseaux sociaux ou que sais-je encore. Comme si beaucoup n’étaient plus capables d’avoir en eux les principes d’une bonne conduite personnelle et sociale. Pour les jeunes voyous, « déculturés ils n’ont plus que des pulsions » (Boris Cyrulnik).

Nous avons basculé d’une crise de citoyenneté à une crise de l’autorité, selon vous ?

La crise de l’autorité, elle est claire. L’autorité de l’Etat est défaillante, mais je dirais même l’autorité dans tous les services publics, dans toutes les institutions, dans tous les univers régaliens, parce qu’au fond il faut être très courageux pour exercer l’autorité. Non pas que j’approuve cette lâcheté, mais je suis bien obligé d’admettre que pour certains il est tellement épuisant d’exercer une autorité sur l’univers dont ils ont la charge, au plus haut niveau ou dans des domaines plus réduits, qu’ils préfèrent jeter l’éponge. Ce qui conduit les gens en responsabilité à dire : « Je préfère lâcher, tenir est trop fatiguant ». Alors, ils font dans la démagogie, ils choisissent de tolérer l’intolérable, de ne pas assumer leurs responsabilités, de ne pas respecter leurs devoirs, de se faire bien voir par les citoyens et surtout de complaire à tous ceux qui risquent de les menacer ou les menacent effectivement. L’autorité, même quand on pense qu’elle est nécessaire, fait défaut : on n’a plus le courage de l’autorité comme on n’a plus l’autorité que donne le courage et l’exemple.

L’ancien président Nicolas Sarkozy a écopé de trois ans de prison, dont un ferme, pour un trafic d’influence supposé tandis qu’un journaliste a été massacré à Reims par un étranger multirécidiviste. L’exemplarité de la condamnation de Nicolas Sarkozy envoie-t-elle un signal de fermeté aux délinquants ?

Je suis un des rares depuis le 1er mars, en tout cas médiatiquement, qui soutient la réponse judiciaire et ne trouve rien de scandaleux dans ce jugement, étant entendu qu’il y a eu un appel, et je prendrai acte de la même manière des relaxes si elles ont lieu. Mais vous voyez, je dirai que ce sont deux registres différents, qui sont graves l’un et l’autre. Evidemment ce n’est pas le même type de délinquance, mais pour aller directement au fond de votre question, je suis persuadé qu’un des moyens pour recréer de la pacification, un peu moins de désordre dans la France des profondeurs ou la « France d’en bas », pardon pour cette expression renouvelée, c’est de montrer que la « France d’en haut », lorsqu’elle a transgressé, est légitimement condamnée, qu’on ne la favorise pas. La Justice française a d’ailleurs été beaucoup admirée par les médias étrangers. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’à cause de cela, il faut systématiquement accabler les puissants, mais rien n’est plus dévastateur dans une société démocratique que le deux poids deux mesures, celui que l’on met en œuvre lorsque justice, police et politique tournent toujours au profit des mêmes et au contraire s’en prennent aux humbles ou aux modestes. Il faut qu’il y ait une équité profonde dans la société pour que nous puissions espérer retrouver une forme de tranquillité. Je n’y crois pas à court terme entendons-nous, ni même à moyen terme, mais il faut au moins faire l’effort de restaurer les valeurs d’équilibre, d’égalité et d’équité qui sont au cœur de l’univers démocratique. Entreprise difficile mais ne pas la mener serait honteux.

Beaucoup de citoyens s’interrogent sur cette forme de démonétisation de l’ordre public, de l’ordre social, de l’intérêt général, au profit de l’intérêt individuel. La justice est un service très particulier que vous avez honoré pendant plus de quarante ans, où le télescopage entre drames, tragédies et dysfonctionnements la dessert, notamment à travers la représentation médiatique. Peut-on parler d’inculture judiciaire ?

Si je défends l’institution judiciaire que j’ai quitté en 2011, cela ne veut pas dire que j’ai approuvé toutes ses actions, ses faiblesses, son entre-soi. J’ai été un magistrat critiqué parce que je haïssais le corporatisme des juges. Il n’a jamais été question, contrairement à ce que disent les politiques, d’une  quelconque République des juges – c’est plutôt celle des avocats qui pointe son nez aujourd’hui ! – mais il est évident que la médiatisation que vous évoquez a souvent été très préjudiciable, parce que de droite ou de gauche, le journalisme devient dangereux lorsqu’il est ignorant, notamment sur la réalité judiciaire. Lorsque des citoyens ont eu la chance de ne pas avoir eu affaire à la justice parce qu’ils étaient honnêtes, eh bien je crois qu’ils n’ont vu alors la réalité judiciaire et sa vérité qu’à travers le prisme médiatique qui, même quand il se veut lucide a toujours une approche négative. C’est-à-dire que c’est comme si on ne parlait du journalisme et de son importance démocratique qu’au travers de ses lacunes, de ses bavures et de ses transgressions.  Et c’est dramatique, car cela induit le citoyen en erreur et en confusion. Je crois que l’institution judiciaire est bien meilleure qu’on ne le dit même si elle est loin d’être parfaite et exemplaire en tous points.  Bien moins mauvaise en tout cas que le Garde des Sceaux ne l’affirme et que même les journalistes le prétendent.

Actuellement, le Parquet national financier (PNF) centralise les affaires les plus sensibles sans avoir aucune garantie d’indépendance, et on a parallèlement une poignée de juges qui récoltent toutes ces affaires-là. Une présomption de partialité de l’institution serait-elle alors inévitable dans le débat public ?

Je ne suis pas d’accord avec vous, le PNF a eu un très mauvais début je vous l’accorde, en massacrant judiciairement François Fillon. Cependant, reconnaissez que François Fillon y a mis du sien, donc le PNF n’est pas l’unique responsable du fait que la droite ait été éliminée du second tour. Mais depuis le PNF a évolué, il est dirigé depuis deux ans par un magistrat de qualité, Jean-François Bohnert, tout à fait compétent et mesuré, et qui donne une bonne image de celui-ci. Je vous rappelle également que le PNF, certes a été créé par François Hollande, mais ce n’est pas forcément une tare indélébile. L’activité principale du PNF est de poursuivre de la très grosse délinquance, des affaires qui ont parfois des répercussions internationales et il a rapporté des milliards au Trésor français. Les affaires politiques elles-mêmes sont au nombre de treize ou quatorze. Dans cet immense vivier, il y en a donc très peu. Puisqu’on a évoqué Nicolas Sarkozy, il faut se rappeler que le PNF était l’organe de poursuite. Il a requis à l’audience mais c’est un tribunal correctionnel indépendant qui a jugé. Je sais bien que les Républicains ou d’autres ont focalisé de manière plus qu’hostile sur le PNF, mais cela m’apparaît comme une grave erreur, et pour la démocratie et pour l’honneur de la justice.

Dans votre essai « Pour l’honneur de la justice » paru en 2006, vous écriviez ironiquement : « Bientôt, c’est en rampant devant le prévenu ou l’accusé qu’il faudra requérir ». Quinze ans après, le corporatisme pollue-t-il toujours le souci d’indépendance ?

Lorsque je disais cela, je vivais une sorte de philosophie compassionnelle, la mauvaise conscience du magistrat qui pourtant a choisi ce beau métier, mais qui est incapable de requérir ou de condamner avec bonne conscience, parce qu’il n’est pas persuadé de l’utilité et de la grandeur de sa tâche sociale. Concernant le corporatisme, j’ai toujours été un adversaire forcené de celui-ci. J’ai toujours détesté l’entre-soi judiciaire, j’ai toujours considéré que c’était une très mauvaise manière de traiter un corps que de ne le confronter pour tout et n’importe quoi qu’à lui-même. Je n’ai jamais été un partisan fanatique du Conseil supérieur de la magistrature. Le judiciaire, à mon avis ne gagne pas lorsqu’il est jugé, évalué, promu ou sanctionné par le judiciaire. Je suis totalement contre l’univers des juges jugés par les juges, des juges se sacralisant eux-mêmes, des juges oubliant ce qui est l’essentiel de leur légitimité, c’est-à-dire le citoyen.

La dernière tribune commune de David Lisnard, François-Xavier Bellamy et Hervé Morin dans Le Figaro dénonce un État fort avec les faibles et faible avec les forts. Comment remettre la justice véritablement au service du citoyen ?

C’est une faiblesse fondamentale parce qu’elle donne à l’ensemble des catégories sociales plus que l’impression, la certitude que nous n’avons pas un Etat impartial. L’impartialité n’est pas qu’une notion politique, c’est aussi une notion humaine, sociale et judiciaire. Et il est dramatique de devoir accepter comme une fatalité le fait qu’un président de la République élu au suffrage universel soit presque naturellement voué à des choix partisans. Je crois beaucoup à cette plaie du deux poids, deux mesures. La justice n’est pas seulement une notion judiciaire, la justice est au fondement d’une société exemplaire. Non pas que je sois alors forcément de gauche, la justice sociale, pour moi n’est pas une notion de gauche. Elle est une exigence qui devrait intéresser l’ensemble de la communauté nationale et civique. C’est quelque chose qui doit tout irriguer. Ensuite, elle peut avoir une traduction dans tous les secteurs où l’équité, l’égalité sont nécessaires, où la liberté est utile. Je ne crois pas forcément au grand soir législatif, ni au grand soir judiciaire. Je crois davantage, paradoxalement, à un Etat qui élu démocratiquement, ayant osé faire une campagne moins arrogante, moins présomptueuse, promettant moins, mettra en œuvre un certain nombre de valeurs et de comportements : écoute des citoyens, égalité donnée à chacun selon ses moyens et son statut, considération de toutes les classes sociales. En résumé, un certain nombre de vertus qui feront que l’opinion dans sa majorité se tournera vers un pouvoir qui aura respecté ses engagements, aura donné l’exemple aussi bien sur le plan de la politique mise en œuvre, que dans sa conduite personnelle. À cela je tiens beaucoup. Même si on prétend qu’il n’est pas nécessaire d’être vertueux pour être une incarnation exemplaire du pouvoir, je crois l’inverse. Il ne doit pas y avoir de hiatus entre une personnalité et son pouvoir. Quand on est désastreux sur le plan personnel, on n’échappe pas magiquement à l’incidence négative sur l’univers professionnel. La morale et l’exemplarité se doivent d’être indivisibles. Le citoyen ne pourrait plus s’habituer à une personnalité qui serait ombre en amont et lumière uniquement lors du pouvoir. L’opinion publique a besoin d’une exemplarité durable et il suffirait de mettre tout cela en œuvre pour que l’on restaure une République digne de ce nom.

Selon vous la droite a-t-elle réussi lorsqu’elle était au pouvoir récemment ?

Nicolas Sarkozy a fait en 2007 une campagne absolument remarquable, on n’a jamais fait mieux. J’étais très enthousiaste, ensuite j’ai trouvé que, comme il avait promis une République irréprochable et qu’il n’a pas tenu cette promesse, cela a été sur ce plan un très mauvais quinquennat. Mais le problème de la droite c’est qu’elle ne s’habitue pas à être fièrement la droite. Elle est toujours gangrenée par l’idée fausse que c’est la gauche qui devrait donner le « la ». Au fond, quand on regarde l’ensemble des événements d’une vie sociale, intellectuelle, culturelle et judiciaire, la gauche est en perte de vitesse. Mais je crois qu’elle continue à instiller la mauvaise conscience dans l’esprit de la droite de telle manière que celle-ci n’est pas capable d’épouser par exemple la cause de celui qui, chez les Républicains, est le seul à s’afficher clairement et lucidement de droite, je pense à Bruno Retailleau. Et on fait ainsi de la droite une sorte de grande structure molle avec beaucoup de social. Evidemment, ce n’est pas incompatible mais il faut d’abord qu’on accepte d’assumer l’identité de la droite qui, pour faire court, est bâtie sur la liberté. Ensuite, on peut tout à fait accepter, quand on est de droite avec une philosophie de l’initiative, de l’individu, de la liberté d’entreprendre, d’introduire dans son projet des notions d’égalité, c’est une évidence. L’égalité n’est pas la propriété de la gauche, pas plus que la justice, mais il faut d’abord accepter le terreau fondamental d’une droite intelligente et qui ne serait plus la plus bête du monde, comme le disait Guy Mollet. Elle n’est plus la plus bête du monde, il y a du grain à moudre sur ce plan-là, mais je crains qu’elle soit la plus lâche du monde.

Quelle justice pour la droite de demain ?

D’abord, elle devrait s’y intéresser car elle est d’une ignorance totale. La justice est un élément capital de la démocratie et dans un projet cohérent, il faudrait qu’il y ait une réflexion très approfondie. Et ensuite bien sûr, il faudrait tenter cette synthèse dont je ne cesse de vous parler depuis le début, c’est-à-dire ne pas accepter le clivage qui est fait dans la vie politique. Pour faire court, entre la générosité qui serait à gauche et le réalisme qui serait à droite. Je rêve pour la justice d’une sorte d’humanisme vigoureux, d’une conception qui, à la fois satisferait le cœur et l’intelligence, comblerait l’efficacité et en même temps l’humanisme. C’est comme cela que la droite pourrait mettre en œuvre un projet pour la justice. Par exemple construire des places de prison, réfléchir au problème capital de l’exécution des peines, satisfaire le citoyen, augmenter la responsabilité des juges, réagir lorsque les magistrats se font odieusement attaquer. Vous voyez, il y a un ensemble de choses sur le plan pénal et plus globalement sur la justice, qui consisterait d’abord à rendre ce service public performant. Le manque de moyens ne doit jamais être une excuse. Ce qui compte c’est de changer radicalement de philosophie, de donner la liberté d’entreprendre, de promouvoir les meilleurs et ensuite de travailler à marche forcée pour donner une image qui finisse par créer de la confiance aux citoyens. Ce qui a été promis par Emmanuel Macron eh bien il faudrait le faire, le « nouveau monde » a disparu dès la première seconde, ainsi que le rassemblement. On n’a jamais connu une France plus fracturée. Reste à tenir ses promesses de 2017 mais ce sera à d’autres de le tenter.

Propos recueillis par André Missonnier

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