(Entretien) Philippe Chrestia, « C’est à l’Etat d’imposer ses règles et ses limites, pas à une catégorie de personnes qui peut devenir un lobby »
(Entretien) Philippe Chrestia, « C’est à l’Etat d’imposer ses règles et ses limites, pas à une catégorie de personnes qui peut devenir un lobby »

(Entretien) Philippe Chrestia, « C’est à l’Etat d’imposer ses règles et ses limites, pas à une catégorie de personnes qui peut devenir un lobby »

Philippe Chrestia est Maître de conférences en Droit Public, membre du CERDACFF, Université de NICE-SOPHIA ANTIPOLIS et avocat.

Quelles sont les différences entre les Droits de l’Homme et les Libertés fondamentales ?

Pour commencer, parlons plutôt des « Droits fondamentaux » car c’est aujourd’hui autour de cette notion que le débat se pose. En réalité, sur chacun des mots, chacun peut avoir sa propre définition puisque chacun peut affirmer que telle ou telle chose est un droit ou non, il y a donc autant de définition que de gens qui pensent. Schématiquement, ce que nous pouvons cependant dire, c’est que le concept de « Droit de l’Homme » est marqué par l’idée selon laquelle, l’Homme, au sens générique du terme, a des droits parce qu’il est un homme ou qu’il est une femme, et ces droits, ne doivent pas être limités par l’Etat parce qu’ils sont antérieurs à l’Etat, donc opposables à ce dernier. Ce n’est donc pas l’Etat qui vient limiter le Droit mais au contraire, l’Homme par les droits qu’il détient. C’est donc ainsi qu’est née la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Ladite Déclaration précise que l’Homme a des droits naturels, mais elle va les délimiter autour de 4 droits : la propriété, la sûreté, la liberté et la résistance à l’oppression. L’Etat ne doit pas toucher à ces 4 droits, ils sont des limites au pouvoir de l’Etat. La notion de « liberté fondamentale », ou plutôt des « Droits fondamentaux », est une notion bien plus récente et qui n’est pas dans notre tradition juridique. Cette notion est née avec la fin de la Seconde Guerre Mondiale. L’Allemagne est battue, et les vainqueurs en profitent pour rédiger la Constitution allemande en intégrant l’idée que l’Homme avait des droits fondamentaux, donc ce n’est pas le terme de « liberté » qui fut employé, mais bien le terme de « droit », et parmi ces droits, on trouve la dignité. L’idée demeure la même que pour les Droits de l’Homme puisque l’Etat ne doit pas y toucher. Il faut comprendre que la mise en place des droits fondamentaux s’inscrit dans un contexte. En effet, Adolf Hitler avait remis en question la dignité de la personne, donc il fallait remettre cette notion au cœur du pouvoir étatique afin que l’Etat ne touche plus à la dignité de la personne. Cependant, cette idée de droits fondamentaux pose deux problèmes, d’abord, elle est contextualisée et ensuite, elle ne correspond pas à notre tradition juridique parce que cette dernière consiste en ce que l’Etat protège les libertés, et comme il protège les libertés, on va parler de « libertés publiques » plutôt que de « droits fondamentaux ». La notion de droits fondamentaux présuppose qu’il y a des droits plus importants ou plus dignes que d’autres, mais au nom de quoi un droit est-il plus important qu’un autre droit, forcement au nom d’un critère subjectif.

Pouvez-vous nous donner une définition des libertés publiques tout en nous faisant un historique de cette notion ?

Dans « liberté publique », il y a deux mots, « liberté », et « publique ». Le mot « publique » renvoie à ce qu’on pourrait appeler un régime procédural. Ces libertés sont donc publiques, l’Etat peut s’en mêler, il doit s’en mêler et doit les protéger. Le terme « publique » dérive également de peuple, donc ces libertés sont reconnues au peuple. Cette notion de liberté publique remonte en réalité à la Révolution française parce que c’est la Révolution qui a instillé le principe selon lequel la loi protège et elle doit être la même pour tous, qu’elle protège ou qu’elle punisse. La « liberté », c’est le principe selon lequel on peut faire ce que l’on veut tant que cela ne nuit pas à autrui, donc je crois, pour faire le lien avec la question précédente, qu’on est face à deux conceptions différentes du rapport de l’Homme à la société quelque part. Pour simplifier, les droits fondamentaux c’est « j’ai des droits » et au nom de quoi est-il possible de les limiter, ou de les hiérarchiser ? A titre personnel, la notion de droits fondamentaux, je ne la comprends pas, y a-t-il des droits qui sont plus dignes de protection que d’autres ou non ? Tous les individus sont dignes d’intérêts et tous les droits sont dignes de protection dans cette logique. Alors que la notion de liberté publique renvoie au fait que les libertés peuvent être remises en cause afin de préserver la paix sociale. Afin de ne pas mettre en cause la paix sociale, l’Etat doit les limiter, et à ce moment-là, la limite est légitime parce qu’un droit, par définition, n’est pas limité. Au nom de quoi je peux limiter le droit de mon voisin ? Alors que la liberté, qui est reconnue par l’Etat, peut être limitée parce que l’Etat va reconnaître qu’il y a un excès qui peut entrainer des atteintes à la paix sociale et à l’intérêt général. Donc voilà ce qu’est une liberté publique, c’est une liberté qui est définie et protégée par l’Etat avec des mécanismes qui permettent de contester la décision de l’Etat si l’on estime que l’atteinte à la liberté n’est pas légitime par exemple. Il y a des juges en France qui permettent de s’assurer que les libertés ont été préservées (juge administratif, juge judiciaire et juge constitutionnel). La notion de liberté publique remonte conceptuellement à la Révolution française, mais académiquement aux années 1950 puisque les facultés de droit ne commenceront à en parler qu’à cette époque (le premier cours de libertés publiques a été donné en 1954 lors de l’année de licence). Le contexte n’est pas non plus innocent puisque c’est à cette époque que les événements d’Algérie se déclenchent, l’Etat est contesté dans son rôle, on commence à dire que l’Etat français est quelque peu autoritaire, qu’il n’est pas démocratique…etc. et c’est à partir de là que la notion de liberté publique est intégrée comme étant une matière scientifique.

Selon vous, l’Etat protège-t-il suffisamment les libertés publiques en France ?

L’Etat protège les libertés publiques, mais il faut préciser qui, car l’Etat est un concept. Nietzsche disait que « c’est le plus froid des monstres froids ». Pour commencer, il faut comprendre que l’Etat est un ensemble de pouvoirs, et dans notre tradition juridique, il y a une séparation des pouvoirs. Chacun fait donc quelque chose dans l’Etat. La loi est faite par le Parlement, le gouvernement l’exécute et l’autorité judiciaire l’applique, puisque la Constitution de 1958 ne parle pas de « pouvoir » judiciaire mais « d’autorité », cela a donc des conséquences en matière de responsabilités puisqu’il se pose par exemple la question de la responsabilité des magistrats, certains candidats à l’élection présidentielle en parlent, je pense notamment à Eric Zemmour, qui remet ce débat sur le devant de la scène. Faut-il une responsabilité des magistrats ? Doivent-ils répondre des actes qu’ils prennent ? Sachant qu’il s’agit d’actes qui peuvent engager la vie de certains. Il existe un mécanisme de responsabilité du service public de la justice mais c’est un mécanisme de responsabilité administrative classique, mais là n’est pas la question. Il faut se demander si les juges ne sont pas un pouvoir, ou s’ils sont en train de le devenir ? Il n’y a pas de bonnes et de mauvaises réponses. S’ils sont un pouvoir, ils doivent répondre de leurs actes, autrement, s’ils sont une autorité, ils ne répondent pas de leurs actes. Pour répondre maintenant à la question, le Parlement proclame les libertés publiques, et c’est une tradition. Donc l’Etat qui est incarné à travers le Parlement dit ce que sont nos libertés et comment elles peuvent être limitées. On le retrouve techniquement dans la Constitution française dans l’article 34 qui dispose que le Parlement légifère, notamment en matière de libertés publiques. Après tout cela, il faut pouvoir contester ces dernières par la possibilité de recourir à un juge, donc à l’autorité judiciaire, qui va contrôler que la loi ne remet pas en cause les libertés publiques (le juge dédié est le juge constitutionnel). Si ces libertés publiques sont remises en cause dans la mise en œuvre des lois, ce sera le juge administratif qui sera le juge compétent puisque la mise en œuvre de la loi se fait par le biais de décrets ou d’arrêtés. Il existe donc des mécanismes qui permettent que des libertés soient proclamées et que si elles venaient à être mises en cause, elles soient sanctionnées. Le problème aujourd’hui, c’est que le juge devient un pouvoir, et cela remet en question notre tradition juridique. Il devient un pouvoir pour deux séries de raisons, d’abord parce qu’on lui laisse la place qu’il occupe, et ensuite parce que la loi n’est plus la norme suprême. La norme est de plus en plus d’origine extra-nationale, essentiellement européenne, donc le juge naturel de cette norme, c’est le juge européen. Le juge national se retrouve donc sous l’emprise d’une conception juridique différente de la sienne, même si on parle de dialogue des juges aujourd’hui, cela consiste à ce que les juges ne rentrent pas en contradiction les uns avec les autres. Encore une fois, lorsqu’on dit qu’on peut librement parler et circuler, le contenu est le même que ce soit si c’est dit en France ou au Royaume-Uni, mais l’autorité naturelle n’est pas la même puisqu’en France, cette autorité naturelle est le Parlement puisqu’il fait la Loi, et c’est donc le peuple qui fait la Loi, alors qu’au Royaume-Uni, c’est le juge qui fait ce travail. Cela renvoie donc à deux conceptions différentes que l’on peut avoir du rôle du juge dans la société.

Selon vous, les Droits de l’Homme sont-ils une entrave aux libertés publiques ?

Incontestablement, les Droits de l’Homme sont une entrave aux libertés publiques pour une raison qui est simple : « si je reconnais avoir un droit, personne ne peut se dire légitime à m’empêcher de l’exprimer ou de l’exercer », de manière caricaturale, qui suis-je pour dire à autrui qu’il n’a pas le droit, et inversement ? Il n’y a aucune raison pour que quelqu’un m’impose sa conception du droit et m’empêche d’avoir la mienne. Si on parle de « libertés », on parle d’une chose qui est reconnue, donc lorsqu’on parle de « libertés publiques », on parle d’une chose reconnue par l’Etat. A ce moment-là, l’Etat a la légitimité pour remettre en cause, non pas mon droit (parce que tout désir ne doit pas être converti en règle de droit), mais l’Etat a la légitimité car il va me dire « vous ne pouvez pas exercer cette liberté car vous remettez en cause l’intérêt général ou la paix sociale ». C’est pour cela que je pense que le Droit ne peut pas être une chose qui est protégée par l’Etat, c’est la liberté qui l’est. Le Droit est par définition une chose qui est illimitée. Pour limiter une liberté, il faut une légitimité et il faut le faire au nom d’un principe, c’est donc l’Etat au nom de la paix sociale ou de l’ordre public. En revanche, pour le Droit, je n’arrive pas à distinguer qui est légitime pour m’empêcher d’avoir un droit. Un exemple concret, le droit d’avoir un enfant ou la liberté d’expression. Soit si je veux avoir un enfant, au nom de quoi on me le refuserait. Lorsqu’on parle de liberté par contre, on va reconnaitre à quelqu’un la possibilité de ne pas avoir d’enfants dans certaines conditions car cela peut remettre en cause l’ordre public.

Est-ce qu’un désir personnel doit toujours être traduit en Droit ?

Non car le désir est personnel, donc on est dans l’ordre de la sphère privée, et dans cette dernière, il n’y a pas de limites, tout est possible dans la limite du consentement si le Droit ne peut s’exercer qu’avec le consentement de quelqu’un (pour la sexualité par exemple). En revanche, si je considère que ma volonté devient un Droit, on rentre dans le domaine de la sphère publique, et c’est ici que se pose la question de savoir si des droits catégoriels peuvent être satisfaits au nom de revendications catégorielles alors même que cela va à rebours de notre tradition qui consiste en ce qu’il n’y ait pas de catégorie, qu’il n’y a de discrimination possible par une appartenance (ethnique, religieuse, minorité sexuelle). Notre tradition juridique consiste à ne pas reconnaitre de discrimination. La seule discrimination possible en France est entre le peuple et ceux qui ne sont pas le peuple, les citoyens français et ceux qui ne le sont pas, cela n’enlève pas le fait qu’ils peuvent avoir des droits. Traduire en désir personnel un droit reviendrait à dire qu’il n’y a aucune limite puisqu’il y a toujours un droit. C’est pourquoi je pense que l’évolution de la société qui consiste à reconnaitre à des catégories de personnes des droits parce qu’elles le veulent va à rebours de notre tradition juridique qui est que l’intérêt général prime sur le reste. Or, la somme d’intérêts particuliers ne fait pas l’intérêt général, ce dernier transcende les intérêts catégoriels. L’expression illimitée de droits personnels va à l’encontre de l’intérêt général, ce dernier assurant la paix sociale. Tout désir ne peut pas être converti en règle de droit parce que la conversion des désirs en règle, c’est de l’individualisme.

Un exemple concret, la liberté d’expression doit-elle être limitée ?

La question est bien posée puisqu’on ne parle pas du droit de dire mais bien de la liberté d’expression, et effectivement l’Etat est ici légitime pour poser des normes. Des questions sont soumises au débat public, est-ce que le Parlement est là pour faire l’Histoire si l’on pense à la question de la repentance et aux lois mémorielles. Le Droit de dire quelque chose doit être limité, mais ce qui me heurte le plus c’est qu’il y ait une sorte de « fatwa » sur certains mots car ces derniers ne peuvent être employés parce qu’ils auraient une arrière-pensée idéologique qu’ils n’ont pas quand je les utilise, mais qu’on me dit avoir une arrière-pensée idéologique. Par exemple, si je dis que deux personnes sont différentes, car l’une est grande et l’autre est petite, l’une est blonde et l’autre est brune, l’une est jolie et l’autre ne l’est pas (même si pour le dernier cas, c’est très subjectif). En revendiquant le fait que je puisse dire que ces deux personnes sont différentes, je ne veux pas qu’on dise que je sous-entendrais malicieusement qu’elles sont inégales. Aujourd’hui, nous sommes dans une évolution où l’on nous prive de l’utilisation des certains mots car on prête à ces mots une arrière-pensée idéologique parce que certaines personnes peuvent en avoir, malheureusement, il y aura toujours des racistes, mais une personne peut revendiquer de dire que deux personnes sont différentes sans pour autant affirmer qu’elles sont inégales et qu’on me classe par la suite de raciste. On a donc certains mots dont on nous prive de l’usage car on nous prête des arrière-pensées qu’on n’a pas. La liberté d’expression ne doit donc pas être illimitée, mais en revanche, on ne doit pas me normer ma liberté d’expression. L’Etat ne doit pas me dire « en disant cela, vous avez donc dit cela ». Le wokisme, qui devient une idéologie, norme, et comme je le dis souvent, « nommer c’est normer ». Desproges disait « on peut rire de tout mais pas avec tout le monde », et cela va plus loin aujourd’hui car nous sommes dans une société qui pose de plus en plus d’interdit, ou des diktats. Or, c’est à l’Etat d’imposer ses règles et ses limites, pas à une catégorie de personnes qui peut devenir un lobby, ce groupe ne représentant pas l’intérêt général.

Propos recueillis par Alexandre Saradjian

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