Bonjour Pierre Manenti, quel était le poids des années de résistance d’Albin Chalandon dans son action politique ?
Albin Chalandon appartient à une génération d’hommes politiques forgés par l’épreuve de la guerre. Son entrée dans les réseaux de résistance, sa contribution à la constitution du maquis de Lorris, dans le Loiret, puis son comportement héroïque en juillet-août 1944, allant de la libération d’Orléans à celle de Paris, ont contribué à forger sa réputation d’homme courageux mais aussi son rapport au monde.
L’épreuve de la résistance l’a en effet conduit à une hauteur de vue sur les choses – il a été forcé à des choix tragiques, comme l’exécution de deux traîtres, un père et son fils, qui lui ont fait perdre la tranquillité du sommeil pendant de nombreuses années. Après la guerre, c’est un homme guidé par l’intérêt du pays qui sort du maquis et entre en politique.
Par ailleurs, les réseaux de résistance structurent la carrière, le parcours et la vie familiale d’Albin Chalandon. Ils justifient ses relations dans la famille gaulliste mais aussi au sein du milieu bancaire.
Quelle était sa définition du gaullisme ? Le gaullisme était-il pour lui, une boussole ou une doctrine politique ?
Albin Chalandon est avant toute chose un homme fidèle au général de Gaulle. Il soutient le général rebelle pendant la guerre, l’homme politique qui veut renverser la table sous la Quatrième République, à l’époque du Rassemblement du peuple français (RPF), puis l’homme providentiel face à la crise algérienne en 1958. C’est un gaulliste historique, qu’on peut classer parmi les barons ou les grognards du gaullisme.
Pour autant, c’est un esprit libre. Il foisonne d’idées et multiplie les propositions, ce qui est original pour l’époque et déroute souvent ses interlocuteurs. Lorsqu’il dirige le parti gaulliste, en tant que secrétaire général en 1959-1960, il propose en effet que l’Union pour la nouvelle république (UNR) soit « la boîte à idées » du régime gaulliste. Certains de ses adversaires appellent alors à « déchalandonner » l’UNR, estimant que le parti s’est trop politisé !
Cette profusion d’idées et cette volonté de contribuer aux évolutions de la société l’ont amené à parfois s’éloigner du sillage du gaullisme. C’est ainsi qu’il devient un compagnon de route de Valéry Giscard d’Estaing, qui le nomme à la tête du pétrolier d’État Elf-Aquitaine, en 1977. Lorsqu’il revient en politique comme député puis garde des Sceaux du gouvernement de cohabitation, en 1986, c’est la caution historique du gaullisme au sein du gouvernement de Jacques Chirac. Il est alors une sorte de gardien du temple.
Au fond, ministre et haut fonctionnaire, doit-on retenir l’homme des rouages et arrières– boutiques du gaullisme ou le personnage public aimé des Français ?
C’est toute l’originalité du parcours d’Albin Chalandon : c’est un homme de dossiers et un grand modernisateur du pays, père des autoroutes, promoteur de la maison individuelle, grand transformateur du secteur hôtelier (seules 20% des chambres possédaient une salle d’eau lorsqu’il prend ses fonctions en 1968 !), etc. Il a indéniablement contribué à réformer le pays, y compris lorsqu’il était garde des Sceaux avec la création du Parquet antiterroriste.
Le revers de la médaille, c’est qu’il se désintéressait de la politique politicienne. Il n’aimait pas les jeux de bandes, les batailles de personnes, les guerres d’ego et il n’avait pas de « clan » politique autour de lui. Cela a constitué une forme de plafond de verre de sa carrière politique, en même temps que cela exprime la noblesse qu’il conférait à la fonction d’élu. C’est aussi pour cela qu’il a marqué les esprits : c’était un « grand monsieur » de la vie politique française.
Une des raisons de cette biographie était de montrer toute l’étendue de ses engagements professionnels et politiques, de la transformation du secteur aéronautique en 1947-1950 à son engagement au service de la filière textile dans les années 1990. Albin Chalandon était un homme au service du pays, qu’importe sa carrière. Il y a quelque chose de profondément gaulliste dans ce sacrifice au nom de l’intérêt général.
Comment expliquer l’unanimité qu’il inspirait auprès des grands personnages de la droite : Georges Pompidou, Valéry Giscard-d’Estaing ou Jacques Chirac ?
Lorsqu’il se présente à la députation, en 1967, le général de Gaulle le considère comme un compagnon de route historique. Il confie à Michel Maurice-Bokanowski, un de ses ministres : « C’est une valeur ». Pour autant, il ne fait pas l’unanimité politique à droite ! Au début de la Cinquième République, il a contre lui tous les défenseurs de l’Algérie française, Jacques Soustelle en tête, puis il se fâche avec les ministres de l’Économie successifs, Valéry Giscard d’Estaing et Michel Debré, dont il critique le programme.
De son côté, Georges Pompidou apprécie l’économiste et l’intellectuel, mais il a été agacé par sa candidature spontanée en 1967. Il sait cependant qu’il doit composer avec ce proche de Jacques Chaban-Delmas, qu’il nomme Premier ministre après son élection, en 1969. Albin Chalandon quitte d’ailleurs le gouvernement en 1972, avec le maire de Bordeaux, ce qui montre que les relations, bien que respectueuses, étaient aussi fortement politiques. Leurs rapports resteront néanmoins très bons par la suite.
Quant à Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chirac, ils se méfient d’abord du chabaniste (qui a fait sa campagne en 1974) mais apprécient, au gré des mois, l’homme de la conciliation entre la droite gaulliste et le centre giscardien. Giscard d’Estaing en fait d’ailleurs le patron d’Elf Aquitaine en 1977 parce qu’il sait les qualités professionnelles d’Albin Chalandon. C’est un homme de dossiers et un homme de confiance.
Enfin, s’agissant de la relation avec Jacques Chirac, elle se renoue véritablement après 1983, lorsqu’Albin Chalandon est remercié d’Elf Aquitaine par la gauche au pouvoir. Les deux hommes trouvent un combat commun dans la perspective des législatives de 1986 : pour Chirac, c’est une manière de se rapprocher des « historiques » du gaullisme (quand Chaban ou Guichard sont alors en guerre avec lui), pour Chalandon, c’est un retour dans la vie politique de la droite et une forme de revanche contre la gauche.
Avait-il eu raison au sujet de ses nombreux combats pour l’industrialisation de la France ?
Je reprends dans ma biographie un bon mot de Winston Churchill, qui disait qu’un homme avec un temps d’avance est un visionnaire, mais un homme avec deux temps d’avance est un fou. C’est un peu le cas d’Albin Chalandon. Il a souvent été pris pour un fou, parce qu’il avait une appréciation des problématiques de son siècle très fine mais des propositions parfois très ambitieuses, qui paraissaient farfelues.
Pourtant, avec le recul, ses combats en faveur d’une industrie et d’une production françaises, d’un maillage du territoire en infrastructures de transport ou encore de la défense d’une puissance informatique française étaient prophétiques. Dans son livre Quitte ou double, qu’il publie en 1983, il aborde ainsi des sujets prégnants pour notre époque comme la place du numérique dans la société ou les débats sur la génétique.
Il faut rendre hommage à cet aspect visionnaire de son propos et ses livres méritent d’ailleurs d’être relus, y compris son premier essai, Les joueurs de flûte de la gauche, sur le mirage de l’union de deux gauches irréconciliables.
Peut-on qualifier Albin Chalandon de précurseur en politique ?
Ce n’est pas un précurseur, c’est plutôt un modèle dont il faudrait s’inspirer. Je crois en effet qu’il incarnait une certaine noblesse de la politique, malheureusement en voie de disparition. Dans le combat politique d’Albin Chalandon, il y a des inspirations profondément gaullistes : le refus de la politique politicienne, la volonté de dépasser les clivages dans l’intérêt du pays, la défense d’une spécificité française, etc.
C’est une figure dans laquelle il faut chercher de l’inspiration face aux crises de notre époque. Sa disparition a d’ailleurs marqué un tournant historique et politique. C’était le dernier des barons du gaullisme, ces grands chevaliers de l’épopée gaullienne, qu’étaient Michel Debré, Jacques Chaban-Delmas, Roger Frey, Jacques Foccart, Olivier Guichard, Gaston Palewski, etc. Il était un des derniers grands témoins de cette époque.
Quelles leçons et quelles inspirations tirer de ce grand homme d’État qu’était Albin Chalandon pour demain ?
Albin Chalandon était un intellectuel engagé. Ses archives comme ses écrits montrent la profusion des idées développées tout au long de sa carrière. Il y a quelque chose de vivifiant dans sa volonté de contribuer aux grands débats de son époque, de proposer des réformes politiques, bien sûr, mais aussi techniques (sur l’aviation, l’informatique, l’industrie).
Il était un contributeur important du débat d’idées et cela contribuait à rehausser l’image du politique : ce n’était pas simplement un acteur de la « tambouille politicienne », c’était un contributeur des réflexions sur les évolutions de la société et les réformes à mener.
Aujourd’hui plus que jamais, nous avons besoin de politiques qui pensent le temps long, qui s’interrogent sur l’avenir. Les réseaux sociaux ont nourri une culture de l’immédiateté et une gestion politique de l’urgence ; en racontant la vie de ce grand baron du gaullisme, je voulais aussi insister sur l’importance de ces réflexions sur la France de demain.