(Entretien) Rémi Brague, « L’islam [..] revendique le contrôle de toute action de tout homme. »
(Entretien) Rémi Brague, « L’islam [..] revendique le contrôle de toute action de tout homme. »

(Entretien) Rémi Brague, « L’islam [..] revendique le contrôle de toute action de tout homme. »

Bonjour M. Brague, vous êtes l’auteur d’un livre très intéressant sur l’Islam. Vous avez énoncé d’ailleurs que l’Islam était une religion mal comprise en Occident. Que vouliez-vous faire découvrir aux lecteurs ?

J’accepte par principe tous les compliments, que je les mérite ou non. Merci, donc. Plus sérieusement, maintenant : les Occidentaux ont tendance, comme d’ailleurs tout groupe humain, à regarder la réalité à travers le prisme de leurspropres façons de voir. En l’occurrence, quand il s’agit de religion, nous avons tous, sans exception, chaussé des lunettes chrétiennes. Nous voyons les autres religions comme étant des sortes de christianismes avec certains détails en plus, certains détails en moins, etc. Au début de mes vingt ans d’enseignement de la philosophie arabe à la Sorbonne, j’avais un regard de ce genre, et je pensais à travers des catégories qu’on nous serine sans cesse, mais dont j’ai découvert par la suite qu’elles étaient radicalement fausses : « les trois monothéismes, les trois religions d’Abraham, les trois religions du livre ». Il fallait donc essayer de se débarrasser de ces prismes déformants et tenter de comprendre l’islam comme il se comprend lui-même. D’où la quantité de citations. D’où également ma concentration sur la période qui correspond à notre Moyen Age, et que les Musulmans considèrent comme un apogée. Cette période était antérieure au retournement de la situation en faveur de l’Europe, advenu en gros au XVIIe siècle. Elle permettait à l’islam de se formuler lui-même en toute liberté, en toute franchise, sans sentir sur ses épaules le regard de l’Occident. 

L’Islam est-il une religion qui peut être édulcorée ou s’agit-il d’une religion totale ?

L’alternative est un peu boiteuse. Ce qui s’oppose à « édulcoré » est « amer » ; le contraire de « total » est « partiel ». L’islam est bel et bien une religion « totale » en ce sens qu’il revendique toutes les dimensions de la vie humaine pour les soumettre à la volonté divine. Ce en quoi il ne distingue pas du judaïsme, qui veut lui aussi que toute action, jusqu’aux plus humbles, accomplie par un Juif soit réglée par un commandement, et donc sanctifiée. Il ne se distingue pas non plus du christianisme qui, s’il n’ajoute aucun commandement nouveau aux « grandes platitudes » du Décalogue, prétend vouloir pour tout être humain. Seulement, l’islam combine l’universalisme chrétien avec ce qu’on pourrait appeler le « totalitarisme » juif—si le mot n’avait pris une nuance décidément péjorative. Il revendique le contrôle de toute action de tout homme.

Vous rappelez la dimension politique de l’Islam. Est-il possible d’imaginer un Islam sans sa dimension politique ?

Tout dépend de ce que l’on entend par « politique ». La plupart du temps, on comprend par là le problème de la dévolution, de la détention légitime et de l’exercice du pouvoir de l’Etat. Les philosophes médiévaux peuvent ici nous aider à y voir plus clair. Ils concevaient un genre supérieur, celui de « gouvernement », à l’intérieur duquel ils distinguaient trois espèces, ou trois niveaux si vous préférez : le gouvernement de l’individu ou morale, le gouvernement du foyer (rapports familiaux entre époux, parents et enfants, dirigeants et subordonnés) ou économie, enfin le gouvernement de la cité ou politique. L’islam revendique les deux premières espèces de gouvernement plus que la politique au sens étroit, sur laquelle il ne dit pas grand-chose. Il légifère sur le comportement des individus, même en matière alimentaire (pas d’alcool, pas de porc) ou vestimentaire (le voile). Il légifère sur ce qui se passe dans le foyer, décide de la part d’héritage que devra recevoir une fille—la moitié de celle d’un garçon, etc. Ces comportements font, pour un musulman pieux, partie intégrante de sa religion, laquelle ne se réduit pas à de simples actes de culte comme la prière, le jeûne, le pèlerinage.

Des personnalités politiques préconisent l’établissement d’un concordat entre l’Islam de France et l’État. Est-ce qu’il existe réellement un Islam de France ?

Il existe des Musulmans en France, venus de divers pays islamisés, la plupart du temps d’anciennes colonies. Beaucoup sont nés de parents immigrés, mais, en vertu du droit du sol, sont considérés par la République comme des citoyens français de plein droit. La question de savoir s’ils se considèrent comme tels, avec les devoirs que cela implique, est posée. Certains sondages donnent à ce sujet des réponses inquiétantes quand ils montrent que, plus les gens sont jeunes, moins ils acceptent la supériorité des lois de la République sur celles de la charia. Et certains événements—drapeaux étrangers brandis, célébrations boycottées, insultes aux « souchiens »–les confirment. C’est ici qu’il faut distinguer un Islam de France et un Islam en France. Qu’il y ait un Islam en France, la cause est entendue. Que tous ses représentants se sentent, se savent, se veulent Français est en revanche très problématique.

Que pensez-vous de cette proposition ? Est-il réellement possible d’établir un tel concordat ?

Le concordat entre la République française (alors le Consulat) et l’Eglise catholique date de 1801. Il ne vaut plus que pour les départements retrouvés après la Grande Guerre, et qui avaient souhaité rester au statut que l’Allemagne avait choisi de leur laisser. Négocier un concordat, quels qu’en soient les termes, suppose que l’on a face à face deux entités dotées d’autorité. Face au Premier Consul, Napoléon, on avait le pape par le truchement de son représentant. Or, l’islam n’a pas de magistère reconnu et auquel les musulmans seraient tenus d’obéir. Avec qui négocier, alors ? De plus, les Musulmans français sont très divisés. Pas seulement selon les pays d’origine, les langues, les écoles juridiques, mais aussi entre « sensibilités ». Sans parler des rivalités entre egos.

Par ailleurs, dans les concordats avec l’Eglise catholique, puis, quelques années après, avec les communautés juives, ces deux entités avaient accepté de changer, de se réformer, en un mot d’avoir des devoirs envers l’Etat français, et pas seulement des droits. Que se passera-t-il si certains de ces devoirs contredisent des dispositions que certains Musulmans considèrent comme venant directement de Dieu ? Les lois humaines feraient-elles le poids face à la Loi de Dieu ?

Enfin, les représentants des cultes catholique, protestant et juif avec qui on traitait partageaient tous un intense patriotisme. Ils aimaient la langue, l’histoire, la culture, les manières françaises, etc. Est-ce le cas chez tous les Musulmans aujourd’hui présents sur le sol de l’Hexagone ? Je m’empresse d’ajouter à leur décharge que certaines dérives législatives récentes, dans le domaine du « sociétal », les empêchent de vouloir se laisser contaminer par ce qu’ils considèrent, non sans raison, comme des folies, voire des folies criminelles.  

Aussi, l’Islam laisse figurer le monde comme une dualité, voire une adversité, entre un “nous” (la oumma) et un “eux” (les “mécréants”). Cette vision du monde est-elle toujours aussi présente dans le monde musulman ?

Vous pensez sans doute, et à très juste titre, à la division du monde entre « domaine de la paix » (dār as-salām) et « domaine de la guerre » (dār al-ḥarb). Le premier désigne le domaine « pacifié », dominé par l’islam ; le second la partie du monde qui reste à conquérir. Ces désignations sont anciennes. Certains intellectuels musulmans, souvent vivant en Occident, préfèrent aujourd’hui désigner les régions non-musulmanes par d’autres termes, moins violents : « domaine de la trêve » (ṣulḥ), « domaine de la mission » (da‛wa), « domaine du témoignage » (šahāda). Dans quelle mesure sont-ils représentatifs ? La « rue arabe » les suit-elle ? Jel’ignore. Cette façon de voir structure en tout cas la vision des choses de ceux que nous appelons « islamistes ».

Nos sociétés occidentales sont-elles prêtes pour faire face aux velléités hégémoniques d’un islamisme rampant ?

Je suppose que vous ne prenez pas « rampant », que le français a récemment emprunté à l’anglais, au sens que ceterme a dans le vocabulaire technique héraldique de cette langue, où il signifie « agressif », « virulent », mais comme s’il signifiait « discret » ou « insidieux ». Mon impression est que nos sociétés ont tout ce qu’il faudrait dans leur arsenal législatif, dans leur police, dans leurs forces armées, pour s’opposer auxdites velléités. Mais ont-elles la volonté de le faire ? Se sentent-elles suffisamment légitimes pour appliquer les lois ? Quel politique sera assez courageux pour agir, voire pour appeler un chat un chat ? Et certains intellectuels ne passent-ils pas leur temps à émettre des fumigènes ? Ils masquent ainsi des intentions pourtant exposées noir sur blanc dans les manifestes de certains groupements islamistes.

L’Azerbaïdjan est en conflit civilisationnel avec l’Arménie. Ce conflit est-elle la marque d’une revendication d’une puissance néo-ottomane ou alors néo-musulmane ?

Je ne connais pas assez d’histoire et de géographie du Caucase pour répondre de façon compétente. Quelques impressions, très subjectives. Il y a d’abord un conflit territorial, dû à l’intrication complexe de populations arméniennes et azéries. Staline avait voulu cheviller les territoires les uns aux autres au sein de l’URSS. Le conflit de civilisations s’y ajoute. Quand les Azéris conquièrent un territoire, m’a-t-on dit, ils y rasent les églises et les remplacent par des mosquées. La Turquie s’est rangée nettement du côté de l’Azerbaïdjan, mais c’est aussi le cas d’Israël. La Turquie n’a jamais reconnu la qualification comme génocide du massacre des Arméniens (et des Assyriens) pendant la Première Guerre Mondiale. On dit que certains Turcs ne verraient pas d’un mauvais œil que l’on achève ce qui avait été si bien commencé. M. Erdogan invoque volontiers les symboles de la Sublime Porte. Quel jeu il joue entre la Russie, l’OTAN auquel il appartient, l’ennemi héréditaire iranien, Israël, les kurdes qu’il écrase, etc. Bien malin qui le démêlera. Et ne comptez pas sur moi pour le faire.

Propos recueillis par Théo Dutrieu

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