Rémi Brague est professeur émérite de philosophie aux Université Paris I Panthéon-Sorbonne et Ludwig-Maximilian (Munich). Il est membre du conseil d’orientation de l’Institut Thomas More.
Bonjour, monsieur Rémi Brague, la pratique religieuse – en particulier le christianisme – baisse en France, est-ce l’un des maux de notre société qui perd la foi en un idéal, voire à l’immatériel ?
La baisse de la pratique est un fait. Mais comment l’interpréter ? La religion est-elle le rapport à un idéal ? Ou à un immatériel ? Le christianisme est la foi en l’incarnation du Verbe : le Fils de Dieu, qui n’est pas simplement un autre que Dieu, mais Dieu-Fils, s’est fait« chair », c’est-à-dire homme. Le christianisme est foi en une personne tout à fait réelle, non en un idéal. Historiquement parlant, le christianisme non-hérétique a fait bon ménage avec le réel, voire le matériel. Il a rendu possible une grande architecture, une grande peinture, une grande musique, etc. Ce que nous risquons peut-être de perdre, c’est le respect pour le monde sensible, tel qu’il rayonne de la divinité qui a commencé par le créer par pure bienveillance et s’y est engagée dans une économie du salut, portée à l’incandescence dans l’Incarnation.
L’athéisme, voire le laïcisme, sont-ils devenus au fil du temps de nouvelles religions, un nouvel opium du peuple comme la surnommait Karl Marx ?
On a trop souvent dit que, finalement, on ne peut pas arracher la religiosité du cœur de l’homme, et qu’une religion ne peut qu’être remplacée par une autre. Il y a du vrai là-dedans, mais attention : les idéologies ne sont aucunement des religions. Le dire constitue un abus de langage, qui étend le sens du mot « religion » au-delà de ses limites. Ou alors, il faut dire que le vinaigre est du vin. En effet, les idéologies sont bien plutôt des perversions de la religion, comme elles sont aussi, d’ailleurs, des perversions de la science. Pensez à l’usage que le léninisme a fait des sciences humaines (économie, sociologie, histoire) ou à l’usage que le nazisme a fait de la biologie darwinienne.
La religion participe à la construction morale de l’individu, avec l’entrée de cette nouvelle forme de croyance qu’est le laïcisme, n’est-il pas dangereux de mélanger religion et politique ?
Ce mélange a toujours été dangereux, et les tentatives de prise de contrôle ont souvent été celles du politique sur le religieux plutôt que l’inverse. Le politique a très souvent tenté de capter le religieux pour mettre à son service l’énergie qu’il fournit. Ce fut le cas dès Constantin. La tentation a été forte dans l’Empire romain d’Orient (ce que nous appelons « Byzance ») et le reste dans la Russie d’après Pierre le Grand, et jusqu’à nos jours…
Le retour sur la loi de 1905 revient dans les débats avec le déclassement de la religion en France, est-ce une dérive dangereuse ? Quelle forme pourrait-il prendre dans une société du XXIe siècle ?
La loi de 1905 a finalement été acceptée par tous. Les deux partis, républicain et catholique, avaient en commun un amour de la France, de son histoire, de ses mœurs, de sa littérature. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus bénéficier d’un contexte de ce genre. On serine à bien des gens que la France est radicalement coupable, et que, au fond, il vaudrait mieux qu’elle disparaisse. Pour ma part, je ne toucherais à la loi de 1905 qu’avec des mains tremblantes, ou même pas du tout. Mais comme, de toute façon, en France, on promulgue des lois à tour de bras, mais pour ne pas les appliquer, le problème est-il vraiment là ?
Comment expliquer cette chasse au religieux dans notre pays alors que dans d’autres démocraties telles que l’Italie, les États-Unis ou l’Espagne le spirituel est très proche du pouvoir politique ?
Il faudrait nuancer selon les pays. En Italie, il y a longtemps eu une Démocratie chrétienne comme parti politique. En Espagne, la République a persécuté l’Église dès avant la Guerre civile, et le camp nationaliste a su instrumentaliser à son profit le ressentiment des catholiques. D’où le retour de bâton actuel. Chez nous, l’anticléricalisme a permis à la bourgeoisie de détourner l’attention des problèmes sociaux. Bouffer du curé était plus facile que de demander des comptes aux possédants.
Notre difficulté à assimiler des immigrés d’autres pays correspond-elle à ce déclin religieux dans la mesure où ces immigrés portent une identité religieuse très forte, supérieure pour eux à nos valeurs républicaines ? Est-on face à un logiciel que nous ne comprenons plus tant nous avons perdu cette vision de la foi ?
Les « valeurs de la République » font bien rire les islamistes.Si nous n’avons rien de plus substantiel à proposer aux gens, et en particulier aux immigrés, je crains que cela ne se termine mal pour nous… Vous mettez le doigt sur un grave problème : nous ne prenons plus le religieux au sérieux comme facteur motivant l’action. Les intellectuels français, même à droite, ont subi un marxisme sommaire, selon lequel seule l’économie est l’infrastructure qui détermine tout le reste, celui-ci n’étant qu’une « superstructure ». Bien de ceux-ci se croient malins, et en tout cas plus malins que les immigrés eux-mêmes, en réduisant leurs proclamations de contenu religieux à n’être que l’expression d’une situation sociale défavorable. Vous assassinez des prêtres en criant Allahu akbar ? Mais voyons, rien d’islamique là-dedans…
Certains politiques tels qu’Éric Ciotti voudraient inscrire les « racines judéo-chrétiennes » dans la Constitution, peut-on considérer que ce soit suffisant ?
J’aime mieux parler de sources que de racines, image statique. Refuser de les mentionner dans le préambule du projet de Constitution européenne était nier une réalité qu’aucun historien compétent ne songerait à mettre en doute. Ce refus, purement idéologique, venait de France. Procéder à cette inscription dans la Constitution française, à supposer que ce soit faisable, serait certes une façon de se racheter. Mais à quoi servirait-elle ? S’il y a un endroit où il conviendrait, même pas d’inscrire ces sources judéo-chrétiennes, mais simplement de les enseigner, ce seraient plutôt les manuels scolaires d’histoire, les programmes des médias, les discours des politiques, etc.