Bonjour Samuel Fitoussi, vous êtes l’auteur d’un livre qui s’intitule « Woke fiction ». Vous revenez sur l’infiltration de l’idéologie woke dans les films et séries. De quelle façon le wokisme est-il présent dans la production audiovisuelle ?
Le wokisme se manifeste de deux façons. D’abord par des présences (au hasard : l’introduction de personnages transgenres, les discours militants explicites, la surreprésentation de certains groupes identitaires, la description de l’Occident comme un enfer raciste et misogyne…), mais aussi, de façon moins évidente et peut-être plus significative, par des absences.
Je montre dans le livre qu’il existe un certain nombre de schémas narratifs, de dynamiques amoureuses et relationnelles ou de types de personnages, qui, pour des raisons idéologiques, ne passent plus. Nous pouvons regarder une série qui nous semble apolitique sans nous douter que si elle avait été produite il y a dix ans, elle aurait eu davantage de saveur. Les scénaristes se seraient permis d’inclure certaines blagues (aujourd’hui considérées comme « problématiques »), de montrer des rapports de séduction asymétriques et plus authentiques (on suggèrerait aujourd’hui qu’ils alimentent la « culture du viol »), de donner des objectifs différents aux personnages féminins et masculins (inacceptable aujourd’hui dans le cadre du combat contre les stéréotypes de genre), de montrer un Blanc aider un Noir si l’intrigue l’exige (aujourd’hui, les wokes affirment que cela constitue une négation de l’autonomie des Noirs – c’est le concept du « sauveur blanc »)…
Qui sont les responsables de cette intrusion idéologique ?
D’abord, l’industrie culturelle penche nettement à gauche, et les wokes y sont très surreprésentés. (En France, Delphine Ernotte, présidente de France Télé, explique qu’elle ne représente pas la France telle qu’elle est mais « telle qu’elle voudrait qu’elle soit », tandis que le directeur des programmes de France Télévisions est un militant d’extrême-gauche, ex-directeur de campagne d’Éva Joly).
Ensuite, le combat culturel représente pour les wokes la mère de toutes les batailles. Selon eux, les sociétés occidentales sontfondamentalement patriarcales et racistes et la source du mal se situe dans nos mœurs, nos conventions sociales, nos représentations collectives, nos inconscients (malades de préjugés). Il en découle que le privé est politique et que le combat pour la justice sociale, gagné au niveau légal et institutionnel au 20ème siècle, doit se poursuivre par une forme d’ingénierie sociale. Projet qui motive le contrôle des influences culturelles auxquelles nous sommes soumis, donc la censure des classiques, la réécriture de de Roald Dahl et d’Agatha Christie, le redressage idéologique des films, des séries et des imaginaires…
Cette méthode de diffusion du wokisme peut-elle être assimilée à une forme d’endoctrinement ?
En tout cas, une certaine idéologie est désormais largement véhiculée, notamment dans les fictions pour enfants, et les conséquences sont sans doute mauvaises pour la cohésion sociale.
D’abord, puisque les fictions woke dépeignent l’Occident comme fondamentalement raciste, homophobe et patriarcal, il est possible qu’elles entretiennent un récit victimaire qui alimente la paranoïa de millions de jeunes, les pousse à filtrer la réalité pour ne garder que le négatif, à remplacer la complexité des interactions humaines par des rapports oppresseurs-opprimés, et à déceler dans chacune de leurs déconvenues individuelles la confirmation d’une injustice liée à une identité communautaire. Un des résultats les plus robustes en sciences cognitives, c’est que le cerveau humain est une machine à trouver les confirmations des récits auxquels il a adhéré, même s’il doit pour cela mésinterpréter la réalité. Il est possible que les scénaristes woke rendent frustrés, malheureux et pleins de ressentiment les gens qu’ils croient défendre. Ou à se construire socialement autour de leur statut de victime de la société, et à devoir dénicher sans cesse de nouvelles injustices dont ils seraient victimes pour s’accrocher à cette construction identitaire.
Deuxièmement, le nouveau paradigme racial — par exemple : l’idée que chaque spectateur ne pourrait s’identifier qu’à des personnages qui lui ressemblent ethniquement — crée des barrières entre les gens qui ne se ressemblent pas, congédie l’idée d’une universalité des émotions et de la nature humaine. Pourtant, une étude IFOP montre que les films Disney que préfèrent les Français sont Le Roi Lion et Bambi : si l’on peut s’identifier aux tourments d’animaux, alors on peut très bien se reconnaître dans des personnages qui ne partagent pas notre couleur de peau…. Le risque, c’est que la pensée woke produise ce qu’elle dénonce, puisque lorsqu’une appartenance à un groupe est légitimée — institutionnalisée comme une catégorie devant être « représentée » —, elle commence à prendre de la place dans l’idée que chacun se forge de sa propre identité́. L’identité‐singularité cède sa place à une identité‐conformité, une identité de rattachement au groupe de ceux qui nous ressemblent physiquement — mécanisme performatif que les intellectuels woke décrivent et dénoncent eux-mêmes à propos de l’identification à des catégories de genre.
Enfin, sur un tout autre sujet, l’augmentation considérable des personnages transgenres dans les fictions pour enfants – y compris régulièrement sur le service public – pose question. La transition de genre — accompagnée de prises d’hormones et d’opérations chirurgicales — est toujours présentée comme une transformation dont les personnages sortent pleinement satisfaits. Or c’est loin d’être le cas en réalité. Inciter des milliers d’enfants à traduire leur mal-être en dysphorie de genre et à prendre des décisions irréversibles, à un âge où on ne peut se tatouer et encore moins voter, n’est pas forcément une bonne chose.
Cette soumission à l’idéologie woke est-elle le fait d’une réelle croyance en cette idéologie de la part du milieu artistique ou alors l’expression d’une certaine forme de vouloir bien paraître en étant dans le sens de la bonne morale pour pouvoir continuer à produire ?
Il y a les deux. Mais on aurait tort de croire que seuls les intérêts économiques guident les producteurs, c’est avant tout l’idéologie qui les motive. Il y a deux ans, Disney a déclaré refuser des scénarios magnifiquement écrits mais insuffisamment « inclusifs » ; en France des Jurys de Festival refusent d’accorder des prix aux fictions dans lesquels des personnages féminins sont victimes de violence ; dans les plus grandes écoles de cinéma, les étudiants (futurs scénaristes) refusent d’étudier le Mépris de Godard qu’ils considère sexiste ; aux États-Unis, une des créatrices de Friends, considérant qu’elle a commis une faute morale en produisant une série aussi problématique que Friends, a fait un don de plusieurs millions d’euros à des causes wokes…
Évidemment, la forte prévalence de gens convaincus de la justesse morale de leur combat, et leur zèle intolérant se transforme aussi en pression sociale subie par tous ceux qui n’adhèrent pas à l’idéologie, et donc en auto-censure plus cynique de la part de certains.
Vous parlez de l’existence d’un « wokisme systémique » dans le monde du cinéma. À quoi cela correspond ?
Aujourd’hui, les logiciels d’écriture proposent des outils d’intelligence artificielle permettant aux scénaristes d’éviter les faux pas idéologique. Final Draft, logiciel le plus utilisé dans l’industrie du cinéma, propose par exemple à l’auteur d’indiquer les attributs de chacun de ses personnages (couleur de peau, genre, orientation sexuelle, handicap…) et génère ensuite des diagrammes révélant le nombre de scènes, de scènes parlées, de scènes non parlées et de répliques de chaque minorité. Depuis 2020, on assiste aussi à la multiplication de cabinets de conseil qui relisent et retouchent les scénarios avant la production pour aider les sociétés à conformer leurs œuvres aux normes wokes. Les plus grands studios de production américains, – notamment Netflix, Amazon, Paramount, Disney, Sony et Warner Bros – y ont systématiquement recours.
Plus largement, le wokisme s’institutionnalise. Aux Oscars et aux Baftas, seuls les films respectant certains quotas ethniques seront éligibles aux Prix du meilleur film. Le CNC a un fonds à travers lequel il finance spécifiquement les films dont la couleur de peau des acteurs lui convient. L’Arcom fait tous les ans des statistiques ethniques sur la couleur de peau des acteurs dans les productions télévisuelles françaises. Delphine Ernotte a déclaré au journal Le Monde « compter » le nombre de Noirs et de Blancs dans les projets, et ne financer que ceux où la diversité est suffisamment représentée.
Quelle réaction devons-nous avoir, en tant qu’opposant aux idées wokes, face à ces productions ?
À l’identitarisme woke, j’oppose des arguments universalistes, libéraux, issus des Lumières.
Face à l’idéologie des quotas, je rappelle par exemple que la fiction, parce qu’elle a le souci du particulier, doit être un antidote à l’idéologie. Elle nous raconte l’histoire de personnages singuliers, nous apprend que derrière les discours idéologiques, les récits simplificateurs, les oppositions communautaires, il y a des hommes et des femmes en chair et en os, trop complexes, trop nuancés, trop divers pour être réduits à des catégories, placés dans des cases, accusés ou plaints par défaut. « Tout art digne de ce nom, écrivait Aharon Appelfeld, enseigne inlassablement que le monde repose sur l’individu. […] Le grand objet de l’art sera toujours l’individu avec son propre visage et son propre nom. » Si, en politique, il faut souvent faire fi de la singularité des cas et dissoudre le particulier dans le collectif, la fiction nous rappelle que l’individu n’est pas une abstraction. Elle tempère l’enthousiasme de ceux qui voudraient, au nom de l’intérêt général, lui infliger des torts. L’idéologie – télescope par le prisme duquel l’Homme n’est qu’une fourmi dans un vaste système – ébranle notre capacité d’empathie ; la fiction – microscope de l’âme humaine – la reconstruit.
Mais pour que l’empathie puisse être cultivée, l’individu doit être singulier : il ne peut être le représentant interchangeable d’un groupe. Or lorsque les personnages sont choisis pour « représenter » la société, ils cessent d’être des individus pour devenir les porte‐drapeaux d’une identité, les délégués d’une communauté. L’équipe des Noirs a son représentant (il parle au nom des Noirs), tout comme l’équipe des femmes, des homosexuels, des transgenres, des musulmans (etc.). Le personnage devient, selon la formule d’Alain Finkielkraut dans l’Après-Littérature, un prototype. Et la fiction cesse de jouer son rôle : elle ne sonde plus des destins individuels mais rejoue la narration macroscopique dominante. Plutôt que de maintenir en vie le particulier dans un monde qui généralise, elle déguise le général en particulier. Plutôt que de combattre la pensée par masses, elle transforme des masses en personnages. Elle va du général au particulier plutôt que du particulier à l’universel.
Propos recueillis par Théo Dutrieu