Photo Hannah Assouline
Bonjour Sonia Mabrouk, vous décrivez dans votre dernier essai une « intersectionnalité des luttes » mais comment de telles idéologies – qui n’ont pour la plupart aucun lien – peuvent-elles converger vers un même objectif ?
Ces idéologies sont portées par des groupes autrefois minoritaires, qui étendent aujourd’hui de manière tentaculaire leur influence dans les domaines sociaux, sociétaux, théologiques et politiques, jusqu’à former une masse d’intérêts convergents ayant pour objectif de réécrire l’Histoire, de diluer le sentiment national et, in fine, d’accélérer le phénomène de dé-civilisation. Autrement dit, de précipiter une destruction et une désarticulation de la capacité d’exister et de se penser comme universel au détriment d’une vision sécessionniste et communautariste. Ces idéologies sont liées par cet objectif commun. Pour y parvenir, elles vont tenter de fusionner leurs luttes ou du moins, de trouver des éléments communs. Par exemple, ce sera souvent la même « victime » à défendre, une personne racisée face au soi-disant privilège blanc.
Assiste-t-on depuis quelques années à une tyrannie des minorités ? Et en parallèle peut-on parler de course à la victimisation entre les différentes causes ?
Comme le dit Marcel Gauchet, la principale nouveauté de ces mouvements est la prétention à exercer un magistère moral. C’est une forme de tyrannie.
Je ne dis pas qu’il y a une hégémonie de ces groupes mais c’est une erreur de les cantonner à des querelles académiques et à des confrontations corporatistes à l’université, cela va beaucoup plus loin. Il y a cette phrase de l’éditorialiste américain Andrew Sullivan qui explique qu’aujourd’hui nous vivons tous sur un campus. Il y a quelques années, on pouvait encore dire que ca ne concernait que quelques étudiants. Aujourd’hui, ca infuse dans les interstices de la société. C’est un mouvement d’essence totalitaire drapé dans sa bien-pensance morale.
Nous sommes à un moment particulier où l’on risque de basculer vers une culture de la contrition. Sous prétexte que c’est ainsi que nous construirons du commun, sous prétexte d’une sorte d’hygiène démocratique, on nous dit, il faut demander pardon, il faut s’incliner, s’agenouiller. Et si vous ne le faites pas, si vous résistez, on vous met en dehors d’un cercle de la respectabilité médiatique « progressiste ». La sphère indigéniste par exemple est une démarche vengeresse et guerrière.
Les schèmes de pensées que vous décrivez sont-ils réellement partagés par le plus grand nombre ou l’essor des moyens de communication et la détention des canaux de distribution en donnent l’impression ?
Les minorités font souvent l’Histoire. Je pense qu’il est urgent de se soucier très sérieusement et dès maintenant de ces groupes sans trop se poser la question de savoir si on leur donne trop d’importance !
On constate que les idéologies de la déconstruction sont autoritaires, et refusent le débat, vous l’avez mis en exergue notamment avec la Présidente de l’UNEF et ses réunions en non-mixité raciale, ou les nombreuses demandes de censure, y a-t-il une volonté d’instaurer une manière de penser ? Un.e Femme/homme nouveau.elle ?
Ils se pensent dans le camp du bien, donc forcément dans le camp de la vérité. Et si vous ne pensez pas comme eux, c’est un bannissement qui vous attend. Vous êtes immédiatement extrême-droitisé. Si vous émettez un doute, vous êtes un hérétique ou un blasphémateur. Car dans cette logique binaire, la nuance n’existe pas. Vous êtes avec eux ou contre eux. Il y a aujourd’hui une foi militante radicale qui se développe de manière extrêmement perverse. On vous accuse d’hystériser le débat. C’est le symptôme d’un problème profond. Avoir simplement une opinion considérée comme non orthodoxe revient à être associé au mal.
La solution ne serait-elle pas de revenir à l’essence même de notre République à savoir l’esprit de Nation, une notion très intégrante ?
Je pense qu’il faut déjà -et d’urgence- arrêter de regarder l’effondrement de notre civilisation comme des sismologues observant un tremblement de terre. Interdisons-nous la fatalité. Ne nous laissons pas mutiler. Retrouvons le goût de la grandeur et le sens de l’honneur. Décadenassons notre fierté. Exaltons l’âme de la France. Si le sursaut ne vient pas, le risque est grand de se retrouver orphelins d’une histoire, d’un rêve, d’une légende française. Nous avons collectivement une dette à l’égard de la France. Il nous est interdit de renoncer. L’heure de l’insoumission a sonné.
Comment espérer construire une nation si le sentiment de honte remplace la fierté de bâtir un projet commun ? Cette désintégration du sentiment national dilué dans un nomadisme multiculturel a favorisé l’ancrage de ces nouvelles égéries racialistes dans l’imaginaire collectif. Aujourd’hui, c’est un poison mortifère qui coule dans les veines du pays, mélange d’autodénigrement, de servitude et de rancœur. Ce breuvage, servi matin, midi et soir par les racialistes et consorts, a pour effet de faire oublier que nous sommes dépositaires de l’histoire de France et, au-delà, de la civilisation occidentale. Les déconstructeurs ont déjà réussi à introduire une fêlure dans notre croyance au Légendaire français. Il leur reste désormais à déboulonner un à un les derniers clous qui soutenaient l’idée même de Nation.
On parle souvent de laisser-faire, mais vous mettez bien en avant aussi la coopération de certains milieux – notamment politique – à ces luttes, comment expliquer cette haine de soi ? Est-ce le symptôme d’Être en mal d’identités ou au contraire perdus dans de trop multiples identités ?
C’est un émiettement des identités qui a favorisé en quelques années, l’émergence de nouvelles incarnations du militantisme contemporain, modèles d’une gauche radicale, qui ont fait une entrée fracassante sur la scène politique, idéologique et médiatique. D’Assa Traoré, complaisamment couronnée « nouvelle figure de l’anti‑ racisme», à Alice Coffin, symbole du néoféminisme radical, en passant par Camélia Jordana, qui vomit sa haine des policiers, et le maire de Grenoble, Éric Piolle, maître d’œuvre de la dégenrisation des écoles de sa ville, sans oublier ceux qui ont renforcé l’entrisme islamiste, toutes ces figures ont en commun de vouloir faire tomber le « système » et de lutter contre les discriminations croisées. Les déconstructeurs ont un plan de bataille. Ils savent ce qu’ils font et où ils veulent mener la France. Leur idéologie inquisitrice s’infiltre désormais dans tous les interstices de notre société pour faire du peuple français un peuple étranger sur son propre sol. À coups de repentance et de contrition collective, il sera bientôt interdit de faire référence à l’Histoire sans en demander l’autorisation aux ligues autoproclamées de vertu racialistes.
La France doit défendre sa prétention universaliste. Notre pays est singulier par cette croyance universaliste et je dirai même par cette survivance universaliste. Il faut aujourd’hui penser cette reconquête existentielle face à l’offensive des déconstructeurs qui prospèrent sur cet émiettement des identités.
Notre civilisation est-elle réellement en danger ? A force de divisions, ces mouvements ne vont-ils pas à termes imploser et donc disparaître d’eux-mêmes ?
On peut l’espérer. Je consacre d’ailleurs un chapitre dans mon livre aux chocs internes de l’intersectionnalités. Divisions, affrontements et rivalités pourraient venir à bout de ces idéologies. Mais je crois que nous ne pouvons pas rester les bras croisés sans imaginer un projet rassembleur à proposer face à ces déconstructeurs. Face au projet du néant qu’ils cherchent à nous imposer, une phrase de René Girard, qui fut l’un de nos plus grands penseurs, devrait plus que jamais nous interpeller : « Il nous faut entrer dans une pensée du temps où la bataille de Poitiers et les croisades sont beaucoup plus proches de nous que la Révolution française et l’industrialisation du Second Empire. Face à la multitude des dangers qui nous menace, le contemporain de Lévinas et de Lévi-Strauss en appelle à un changement de mode de pensée lié au changement de paradigme que nous connaissons. Il nous appelle à voir plus large, plus grand, à sortir du cadre de pensée instantané pour épouser une vision millénaire. Cette vision passe aussi par un retour vers le sacré. Un retour qui me semble nécessaire non par mysticisme, mais, au contraire, par rationalité.
Le retour à un Etat fort peut-il enrayer cette dynamique ?
Je crois très sincèrement que cela sera insuffisant. Nécessaire, mais insuffisant. Il ne nous faut plus une doctrine de gouvernement. Il nous faut une philosophie politique pour réanimer les âmes. Redéfinir ce qu’on veut pour la France sans la limiter seulement à la République de manière désincarnée.
On assiste depuis quelques années à un grand remplacement du sacré par l’idée de Progrès. Même si, ici ou là, des « Gaulois réfractaires » résistent à cette conversion à un progressisme échevelé, nous avons, collectivement, perdu le goût et le chemin du sacré. Le théologien Henri de Lubac qualifiait ce phénomène d’« atrophie du sacré ». L’Homme moderne a imaginé que le progrès pouvait tenir lieu de projet de société et même de projet de civilisation alors que, par essence, la nature humaine a besoin de quête surnaturelle. Nous en avons d’autant plus besoin aujourd’hui que les forces déconstructrices redoublent d’efforts pour nous faire détester la France et ses héros. Le sacré, le beau, et plus largement tout ce qui est immanent, est de nature à nous faire aimer notre culture et donc notre civilisation.
J’ai la profonde conviction que cette permanence du sacré constitue une voie pour résister et s’opposer à tout projet de déconstruction. À la condition que le sacré soit pensé indépendamment du religieux. C’est en effet un sacré immanent, dépourvu d’oripeaux religieux, qui pourra nous réunir et déboucher sur un sacré non sélectif en fonction de nos croyances. Ce sacré ne pourra pas être totalement collectif et rassembleur, car il comporte de fait une part de subjectivité évidente. Ce qui est sacré dans une religion ne le sera pas dans une autre. C’est la raison pour laquelle il faut tenter de dépasser cet horizon religieux et s’inscrire dans un cadre immanent. À partir de ce schéma de pensée, on peut commencer à construire un sacré ici-bas permettant de rendre grâce au même Dieu protecteur d’une France où la nation, l’identité et la République font partie d’un même cortège cohérent. Il est possible de conforter et de confronter le christianisme en dehors d’une démarche de foi. L’Homme moderne, sans faire forcément profession de foi, peut porter de manière féconde une vision de la chrétienté. À cette condition, un commun est encore possible. L’héritage chrétien ne doit pas être considéré comme un fardeau mais comme un socle pour recréer du lien. Dans son ouvrage Ressources du christianisme. Mais sans y entrer par la foi, François Jullien estime que l’on peut transcender la question clivante de la croyance. Y croire ou pas deviendrait ainsi une question subsidiaire. Pour lire et comprendre la portée d’un texte religieux, il suffit d’y arriver non pas par adhérence, mais par pertinence, explique-t-il. Une telle démarche inclusive en appelle davantage à la raison qu’à la foi. On peut d’ailleurs noter l’emploi du mot « ressources » dans le titre de l’ouvrage plutôt que d’autres termes plus souvent employés comme ceux de « valeurs » ou de « racines », qui ont tendance à exclure ceux qui ne croient pas ou, du moins, ceux qui ne s’inscrivent pas dans l’histoire de ces racines chrétiennes. Dans une telle optique, la pensée chrétienne n’est plus simplement réservée aux croyants, au contraire, elle inclut les non-croyants et les croyants de toute confession. La philosophie du christianisme, différente de la philosophie chrétienne, permet de rassembler une communauté plus large que celle qui consisterait à se placer du strict point de vue de l’apologie du christianisme. En effet, cette philosophie nous évite de penser le christianisme en bien ou en mal pour nous situer sur le plan des ressources culturelles à partager. Un tel projet permettrait aux jeunes générations de tisser un lien amoureux avec ce qui fait l’héritage français, conduisant ainsi à fortifier les murs porteurs de la civilisation occidentale bien mal en point. Il n’est pas interdit de rêver et d’imaginer que le poème national français revête un caractère sacré et que l’on se mette à aimer la France au lieu de la considérer comme une marâtre à détester. Ayons le courage de renouer avec le tragique de l’Histoire. Ayons foi en nos figures héroïques. Ayons le regard accroché aux cimes. Ayons l’audace de porter fièrement l’héritage occidental et, plus singulièrement, le roman tricolore. Je le dis avec d’au‑ tant plus de force que, cet héritage, j’ai appris à le connaître, que, cette histoire, j’ai appris à l’aimer depuis ma Tunisie natale. On peut être née ailleurs et défendre avec force le rêve français et, au-delà, la civilisation. L’heure de l’insoumission est venue.
Propos recueillis par Paul Gallard