Femmes de droite – Laetita Strauch-Bonart « L’attitude conservatrice, au contraire, consiste à vouloir sauver dans le présent la part du passé qui doit l’être »
Femmes de droite – Laetita Strauch-Bonart « L’attitude conservatrice, au contraire, consiste à vouloir sauver dans le présent la part du passé qui doit l’être »

Femmes de droite – Laetita Strauch-Bonart « L’attitude conservatrice, au contraire, consiste à vouloir sauver dans le présent la part du passé qui doit l’être »

  • Vous avez traduit “How to Be a Conservative” (“De l’urgence d’être conservateur”) du philosophe britannique Roger Scruton. Vous avez d’ailleurs été la première à traduire l’un de ses ouvrages en langue française. Pourquoi cette traduction vous semblait importante ?

Plus précisément, j’ai été la première à traduire un ouvrage de Scruton qui développe sa philosophie du conservatisme. Avant cela, les traductions de ses livres sur Spinoza (Spinoza, 2000) et sur le vin (Je bois donc je suis, 2011) avaient été publiées par de grandes maisons d’édition françaises. C’est en soi intéressant : alors que le Scruton philosophe était déjà un peu connu et tolérable, le Scruton conservateur était soigneusement évité ou ignoré.

J’ai découvert la pensée conservatrice de Scruton au début des années 2010, quand je travaillais à l’Institut de l’entreprise et que nous analysions les réformes du gouvernement Cameron (2010-2015). De façon originale, ces réformes puisaient à la source de la pensée conservatrice britannique en voulant introduire l’idée d’une “big society”, une société autonome et vivante, indépendante de l’État. J’ai alors découvert la richesse de cette pensée, à commencer par celle de son fondateur, Ermund Burke, et son plus grand représentant contemporain, Scruton. J’ai été très surprise du contraste entre la richesse de cette tradition philosophique et la méconnaissance de son existence en France. Certes, Burke, dans ses Réflexions sur la révolution de France, s’en est pris à l’événement totem de la gauche française, la Révolution, ce qui peut expliquer l’indifférence ou le mépris qu’il suscitait chez nous… J’ai en tout cas pensé qu’il fallait combler ce manque, et j’ai eu la chance de trouver un éditeur audacieux pour ce faire.

  • En quoi la pensée de Roger Scruton est-elle fondamentale pour notre temps ?

La pensée politique de Roger Scruton montre comment on peut à la fois accepter l’époque moderne et en pointer les dangers ou les excès pour se façonner un monde vivable. Elle n’est pas un refus du monde présent mais une acceptation sceptique de celui-ci. C’est à mon sens une attitude fondamentale à adopter quelle que soit l’époque, mais dans la nôtre, je pense qu’elle peut servir de guide face à des questions difficiles qui nous sont posées : par exemple la nation et son ouverture, l’héritage culturel, l’écologie. Le conservatisme est une philosophie très large qui a son mot à dire sur tous les sujets du moment.

  • Pour quelles raisons est-il devenu urgent de devenir conservateur aujourd’hui ?

Je distinguerais le plan individuel et collectif. Dans le premier cas, la plupart d’entre nous, quelles que soient nos opinions politiques, sommes souvent conservateurs quand il s’agit des choses que nous connaissons et aimons. Au plan collectif, étrangement, ce réflexe disparaît de la moitié de l’échiquier politique, puisque l’ambition de la gauche est au contraire de transformer le monde dans une direction particulière – plus d’égalité et plus de liberté – quels que soient les besoins réels des sociétés. Cela signifie sans doute que la gauche n’aime pas le monde autant que les conservateurs, puisqu’elle ne voit pas grand-chose à en chérir et en préserver. C’est particulièrement le cas, aujourd’hui, quand il s’agit de considérer notre passé, qu’elle dénonce comme raciste ou sexiste. L’attitude conservatrice, au contraire, consiste à vouloir sauver dans le présent la part du passé qui doit l’être, tout simplement parce que sans elle, notre monde présent n’existerait pas. C’est de la gratitude en actes. C’est une attitude nécessaire car sans préserver ce passé, dont nous dépendons bien plus que nous pensons, nous nous condamnons à endommager le présent.

  • Vous associez le conservatisme au libéralisme. Comment cette alliance est-elle possible pour vous ?

Ce n’est pas tant moi qui le fais que toute la tradition britannique! Le conservatisme britannique est une branche du libéralisme : un libéralisme imprégné des Lumières mais sceptique, qui réussit ce paradoxe d’être, à ses débuts, à la fois libéral et contre-révolutionnaire (opposé à la Révolution française). C’est un paradoxe pour l’esprit français, qui oppose systématiquement, en raison de son histoire, conservation et liberté. Cela ne l’est pas si l’on veut bien comprendre que du point de vue d’un conservateur britannique, la liberté n’est possible que dans les limites des institutions et des traditions héritées du passé, qui la fondent et la modèrent.

Je pense qu’une grande partie des gens qui se disent de droite, en France, adhèrent à cette vision. Mais ils la conceptualisent difficilement car elle ne bénéficie pas, là encore en raison de notre histoire, d’une assise philosophique et politique solide. En revanche, les personnes de droite, en France, qui se disent conservatrices tout en refusant la dimension libérale de cette philosophie (Etat modeste, contre-pouvoirs, pluralisme) ne sont pas à mon sens de véritables conservateurs : ce sont des bonapartistes ou des réactionnaires, ou les deux à la fois.

  • Vous ne cachez pas la grande influence dans votre pensée d’un autre intellectuel britannique : Edmund Burke. Le conservatisme semble être bien mieux imprégné dans la pensée britannique là où il a mauvaise presse en France. Est-il vraiment mieux accepté outre-manche ? Comment l’expliquer ?

Edmund Burke est considéré comme le père du conservatisme britannique. Pourtant, ce parlementaire et philosophe n’était pas un tory (le terme qui désigne les conservateurs britanniques aujourd’hui) mais un whig (un libéral)! Il a contribué à apporter au conservatisme naissant ce libéralisme qui fait sa particularité et que je vous décrivais. Burke a fondé une tradition intellectuelle dont Scruton était le dernier successeur : tous les penseurs conservateurs britanniques se situent dans cette lignée, et en effet c’est un courant tout à fait admis, aussi reconnu, célébré et étudié que la pensée libérale pure (celle de John Stuart Mill par exemple) ou travailliste. Et c’est d’une certaine façon normal puisqu’il s’agit d’un des deux piliers de la vie politique britannique.

En France, en revanche, le conservatisme a d’abord pris l’apparence d’une opposition frontale à la Révolution, relayée par des penseurs (Maistre, Bonald) et aristocrates contre-révolutionnaires et anti-modernes, critiques des Lumières et hostiles à toute adaptation des institutions après 1789. Cette droite a en quelque sorte gagné la bataille intellectuelle contre la droite libérale : au XIXème siècle, elle est au soubassement de la Restauration puis du légitimisme, avant de ressurgir dans l’antiparlementarisme d’un Maurras. Les libéraux-conservateurs ont certes dominé pendant la monarchie de Juillet, mais il a fallu attendre le XXème siècle pour qu’une droite compatible avec la République voie le jour.

Le problème est que cette droite peine à définir ce qui fait d’elle un courant singulier, ni centriste ni réactionnaire, et qu’elle se voit donc toujours tentée de se droitiser davantage pour prouver sa pureté. Cela explique l’émergence de quelqu’un comme Eric Zemmour, qui n’est pas un conservateur mais un réactionnaire épris d’autoritarisme. Cela explique aussi la mauvaise presse du conservatisme en France : à tort, parce que l’éloge de la conservation est essentiel ; à raison, parce que le conservatisme a souvent été revendiqué par des personnes radicales.

  • En France, la pensée progressiste a tendance à railler les femmes conservatrices. Selon vous, est-il possible d’être une femme et de se revendiquer de la pensée conservatrice ? Quelle vision le conservatisme a de la femme ?

Votre constat suggère à quel point le progressisme peut être sectaire! Pour moi, c’est évidemment possible. D’abord parce qu’avant d’être une femme, je suis un individu doué de raison, et donc que j’adhère aux principes conservateurs d’abord comme individu et nom comme femme.

Ensuite, le conservatisme d’aujourd’hui n’est pas contraire à la liberté féminine ; en revanche, il rappelle que cette liberté, comme la liberté masculine, ne peut être totale et qu’elle va de pair avec des attachements.

Le terme d’attachement est ambigu : comme mère, par exemple, vous êtes liée par votre grande affection pour vos enfants, c’est un attachement au sens positif, mais c’est aussi un attachement dans un sens plus négatif, c’est une contrainte qui prévaut sur votre désir d’émancipation tous azimuts. Vous êtes responsable de ces personnes, et c’est à la fois une source de joie et d’inquiétude. Mais en même temps, peut-il y avoir de l’amour sans sacrifice de soi? Et de bonheur sans attachement? Je ne pense pas. Les pères ressentent cette même tension mais ce qui est spécifique aux femmes, c’est que dans la plupart des cas, elles ont porté leurs enfants et leur ont donné naissance. Le lien qui s’est créé avec eux est unique, quoi qu’on en dise. 

  • Pour vous, qu’est-ce qu’une femme de droite ?

Je n’oserais répondre à la place de toutes les femmes de droite! Je peux simplement vous donner mon point de vue. A mon sens, une femme de droite est peu ou prou identique à un homme de droite! Comme je vous le disais à l’instant, elle est d’abord un individu avant d’être une femme. Ensuite, c’est aussi quelqu’un qui se montre capable de reconnaître la différence des sexes, et partant la singularité du sexe féminin – qui n’est pas seulement culturellement construite mais qui a des fondements biologiques, comme j’ai tenté de le montrer dans mon livre Les hommes sont-ils obsolètes?. Cela peut sembler contradictoire mais cela ne l’est pas : reconnaître cette différence n’empêche pas, ensuite, de traiter les hommes et les femmes équitablement. Cela signifie plutôt que tout n’est pas politique. Remarquez que la gauche fait le contraire, elle considère les hommes et les femmes comme identiques mais réclame ensuite que les femmes soient traitées différemment des hommes, jusqu’à les infantiliser au nom de leur supposée faiblesse…

Propos recueillis par Théo Dutrieu

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