Anne-Sophie Nogaret était professeur de philosophie, elle est désormais journaliste, critique de cinéma et auteur. Sami Biasoni est doctorant en philosophie à l’Ecole Normale Supérieure, professeur à l’ESSEC et banquier d’investissement. Ils ont co-écrit un livre référence sur le racialisme en France « Français malgré eux : racialistes, décolonialistes, indigénistes : ceux qui veulent déconstruire la France ».
On remarque à présent une résurgence du terme de « racisé ». Que signifie ce terme ?
Anne-Sophie Nogaret Ce n’est pas tant une résurgence qu’une apparition récente, liée à la publication du livre de Houria Bouteldja « les Blancs, les Juifs et nous ». Notons au passage que depuis 2018, le terme figure au dictionnaire… La notion de « racisé » se réfère à une certaine définition de la « race » propre au mouvement indigéniste et décolonial, laquelle renvoie selon eux à un système d’oppression : la « race » serait, disent-ils, une construction sociale datée historiquement et destinée à justifier l’esclavage et la colonisation. La « race », donc, n’aurait à ce titre aucune dimension biologisante : voilà sans doute de quoi clouer le bec à ceux qui voient dans la « théorie de la race » un pur et simple racialisme, et donc in fine, du racisme. En réalité, quoi qu’ils s’en défendent, il existe bel et bien une ambiguïté fondamentale dans la conception indigéniste de la race : par essence, le dominant est toujours blanc, le racisé toujours victime. Un blanc, même défavorisé économiquement et socialement, resterait « privilégié » (le fameux privilège blanc…) du fait qu’il participe de la norme (la « blanchité »), nécessairement dominante. La race comme construction sociale renvoie donc bien toujours à la couleur de peau, génétiquement déterminée. Mais ils vont en effet au-delà de la biologisation de la race, puisqu’ils ajoutent au critère chromatique un critère religieux : l’islam en effet est aussi présenté comme une « race », dans la mesure où le musulman en France subirait stigmatisation, discrimination, invisibilisation, etc… L’enjeu est stratégique : si l’Islam est une race alors critiquer les musulmans serait une forme de racisme, donc sanctionnable par les tribunau.
Il est aujourd’hui devenu presque impossible de parler de racisme dans le débat public sans passer par l’histoire, par la colonisation, par l’esclavage. De quelle façon peut-on approcher le sujet sans susciter de rancœur ?
Anne-Sophie Nogaret Le racisme en France n’existe pas sur le plan de la loi et de l’Etat. Il peut bien entendu exister chez certains, quoiqu’à mon sens, il s’agisse plutôt d’une forme de culturalisme que de racisme à proprement parler. Je n’ai par exemple jamais vu personne en Europe de l’ouest manifester de dégoût en raison de la couleur de peau de quelqu’un, ce que j’ai en revanche observé plusieurs fois en Europe de l’est. Ce que l’on appelle ici racisme relève en réalité plutôt d’un rejet de la culture de l’autre : c’est une question civilisationnelle. Le concept de racisme tel qu’il est médiatisé depuis les années 80 me gêne donc pour cette raison, mais pas uniquement : il tend aussi à mettre sur le même plan des actes réels (génocides, persécutions) et des opinions (qui relèvent du conflit civilisationnel plutôt que du racisme). Mettre une parole ou une idée sur le même même plan qu’un crime relève du « crime par la pensée » orwellien et d’une logique totalitaire. L’antiracisme est par essence moralisateur, ce qui en empêche l’analyse. Peut-être faudrait-il aborder cette notion sous un angle anthropologique et ethnologique, comme l’a fait Lévi-Strauss, car l’ethnocentrisme est propre à tous les peuples qui se définissent comme supérieurs aux autres. Les flagellants occidentaux que l’on voit aujourd’hui s’humilier publiquement au nom de l’antiracisme sont en réalité persuadés de leur immense supériorité morale…
Comment expliquer que la gauche, ayant auparavant milité pour l’égalité de tous et la fin du terme de « race » soit aujourd’hui la première à le brandir ?
Sami Biasoni Nous entretenons un rapport de défiance historique avec le terme de « race » en Occident. Ce rapport s’est polarisé suite au traumatisme causé par la Seconde Guerre mondiale. Pour reprendre les mots de l’anthropologue Ashley Montagu, nous considérions jusque-là « le mot « race » lui-même [comme] un terme raciste ». Il est intéressant d’analyser son cheminement du tout au long du XXe siècle, notamment au travers des efforts consentis pour le sortir des textes constitutionnels européens. Ces dernières années, les gouvernements suédois, finlandais et autrichiens ont ainsi opté pour un éliminationnisme strict. Il faut savoir que l’on compte de nombreuses occurrences du mot « race » dans notre corpus juridique : dans le Code Pénal, la déclaration des droits de l’Homme. En France, la suppression du terme de l’Article 1er de la Constitution a été votée par le Parlement en 2018, mais elle subsiste ailleurs.
La race revient aujourd’hui sur le devant de la scène, imposée par une pensée décolonialiste qui en fait un construit social (mais joue sur l’ambiguïté de son acception biologique) et s’inspire des luttes américaines pour le normaliser. Tout au long du XXe siècle, la gauche a dû se confronter aux échecs successifs des grands récits qui constituaient son corpus idéologique : dérives du communisme, désillusions du modèle social-démocrate, etc. Après avoir opté pour la lutte contre les totalitarismes politiques, elle a progressivement pris le parti du minoritarisme et de la défense des « identités ». Ces faits sociaux complexes se voient réduits à des rapports de domination – celui du « patriarcat » pour le néo-féminisme, ou de la « blanchité » pour le racialisme. En réalité on rejoue la vieille rengaine marxiste, la bourgeoisie ayant été remplacée par ces nouvelles « oppressions
Pensez-vous que le modèle multiculturel anglo-saxon ait montré son échec au cours des dernières années, voire décennies ? A-t-il failli par défaut ou peut-on encore en tirer quelque chose ?
Sami Biasoni Il faut bien comprendre que le modèle communautaire juxtaposiste n’a jamais fonctionné. C’est le modèle de l’État-nation qui a cimenté les peuples et stabilisé les sociétés, que les nations soient bâties sur des affinités ethniques, religieuses, culturelles, ou comme en France, autour d’un projet de nature politique : en l’occurrence, l’idée d’une transcendance républicaine. Aujourd’hui, sous le coup de boutoirs répétés des nouvelles utopies, on assiste à un phénomène de tribalisation du corps social, un corps social meurtri par les identités en conflits. Toutes les « fiertés », toutes les « solidarités » intersectionnelles et autres « convergences des luttes » masquent une dure logique d’affrontement politique, notamment en leur sein même. Or, paradoxalement, c’est ce modèle que d’aucuns promeuvent aujourd’hui.Ce que j’écris dans la première partie de notre ouvrage « Français malgré eux », c’est que ce système américain que l’on cherche à importer est un modèle fondamentalement dissociatif. C’est un modèle – contrairement au modèle universaliste français – qui postule le primat de la différence ; on veut aboutir à une unité certes, mais en aucun cas à une union. Les exemples l’attestant abondent : en Europe, il suffit de comparer la dérive suédoise avec le système danois. On constate également les conséquences néfastes de l’absence de volonté assimilatrice en Allemagne, à la suite de l’ouverture impréparée des frontières aux flux migratoires issus du terrible conflit qui a tant déstabilisé l’Irak et la Syrie. L’explosion de la délinquance, la désunion populaire et la montée inexorable de parti radicaux d’extrême-droite sont autant de conséquences des erreurs qui ont été commises.
Quant à la situation américaine, il faut y voir le résultat d’une expérience sociologique in vivo tout à fait inquiétante, celle qui a encouragé de manière déraisonnable la logique minoritariste et qui en paye aujourd’hui le prix en termes de communion nationale. Plus que jamais, nous devons prendre conscience de l’importance de résister à l’influence du soft power américain, car il est pour partie foncièrement déstabilisateur. On peut en revanche en tirer un contre-exemple : je ferais du système américain tel qu’il fonctionne aujourd’hui ce que nous devons nous garder de devenir.
Comment, à l’avenir, éviter que la France tombe dans les mêmes travers ? L’universalisme français si durement éprouvé peut-il encore être sauvé ?
Sami Biasoni L’universalisme français dérive de notre tradition humaniste et plus particulièrement de l’esprit des Lumières. Todorov parle d’un « messianisme sans messie », pour évoquer le rôle de l’Occident à l’endroit du reste du monde à cette période. On assiste à une vague de défiance sans précédent vis-à-vis de cette histoire. Comme Huntington l’entrevoyait suite à l’écroulement du communisme soviétique, différents blocs géopolitiques se sont formés (l’Islam politique, la démocratie populaire chinoise, le modèle « hybride » russe), proposant chacun des modèles alternatifs de vivre-ensemble. Ce qu’il n’avait pas perçu en revanche, c’est la fragmentation du corps social autour des nouvelles utopies politiques que nous avons évoquées, à savoir ces identités transnationales que sont la sexualité, le genre, la race et même le spécisme.
La résurgence du racialisme à laquelle nous devons faire face dérive d’une mutation particulière du tiers-mondisme et du droit-de-l’hommisme, comme l’explique bien notre préfacier, Pascal Bruckner. Tous deux constituent des transpositions particulières, pour ne pas dire des dévoiements de la pensée universaliste, issus de l’inversion des schémas historiques vers une primauté toujours plus grande de la légitimité de tous les particularismes, aux antipodes de ce que prônait originellement la pensée universaliste. Aujourd’hui, on déboulonne des statues, on attaque la langue française, et certains estiment pouvoir légitimement avoir recours à des méthodes violentes, non plus pour se défendre, mais simplement parce qu’il se considèrent offensés. Face à cela, les pouvoirs publics réagissent avec circonspection ou laissent faire ; on assiste même à une forme de complicité – comme dans le cadre de notre audiovisuel public –, voire à la promotion de ces thèses et des modes d’action militants qui leur sont corrélatives. En réalité, et c’est heureux, la majorité des Français considère ne bénéficier d’aucun des « privilèges » qu’on veut lui conférer, elle comprend que ces sujets sont instrumentalisés et majoritairement ressent encore la nécessité de faire nation : c’est à partir de ce constat trop peu assumé que l’on peut imaginer le sauvetage réel et durable de l’universalisme.
En France, la pensée racialiste n’est-elle pas vouée à l’échec, surtout quand on voit la FI se diviser sur ce sujet ?
Anne Sophie Nogaret Peut-être sur le long terme, mais j’avoue que je ne suis pas optimiste ; lorsque j’ai appris que le mot « racisé » était dans le dictionnaire, cela m’a fait un choc, tout comme me choque d’entendre ce terme sur Radio France ou de la bouche de ministres et d’institutionnels. Cela signifie que l’Etat a intégré des mots, et donc une idéologie racialiste, répondant en écho à l’endoctrinement des jeunes générations américanisées, au lieu d’incarner l’universalisme qui a fondé la République et la nation françaises.
Sami Biasoni Il serait préférable que ce soit un épiphénomène. Nous avons commencé à écrire ce livre avec Anne-Sophie en 2018, à un moment où nous entrevoyions déjà la possibilité d’une lame de fond sociétale ; nous anticipions que cela ne resterait pas un fait historique marginal. Il se joue aujourd’hui quelque chose de préoccupant quant à notre manière de vivre ensemble en Occident, dans une forme d’acceptation passive de la conflictualité des rapports sociaux. La situation de la France Insoumise est particulière : ce mouvement a toujours été tiraillé entre une frange républicaine, d’inspiration universaliste, attachée à une certaine idée rassembleuse de la gauche, et un contingent racialiste notamment incarné par la Député Obono. Alors que s’ouvre la course vers la prochaine élection présidentielle, les prises de position récentes d’Adrien Quatennens – au sujet de l’expulsion de certains demandeurs d’asile délinquants – semblent plutôt relever d’une stratégie opportuniste visant à réaliser en France une jonction populiste à l’italienne avec une partie de l’électorat ouvrier conquis par le Rassemblement National. Il ne s’agit à mon sens pas d’une réaction aux débats actuels autour de la « race ». Ce qui doit en revanche nous interpeller, c’est le naturel avec lequel un certain nombre de concepts, portés il y a peu encore uniquement par des militants politiques très engagés, se retrouvent relayés par une partie de la presse et de la classe politique. Lorsque Sibeth N’Diaye évoque la possibilité d’un « racisme impensé » et reçoit dans les ministères pour débattre des structures implicites voire psychanalytiques du phénomène, on est en droit de se questionner. Nous devons retrouver le sens de l’apaisement, du débat scientifique et du respect de l’opinion de l’autre dans un effort permanent d’écoute mutuelle. La pérennité de notre démocratie est à ce prix.
Interview passionnante et dépassionnée, ce qui est rare sur ces sujets. Mais les auteurs pensent-ils vraiment que l’universalisme va survivre à la folie ambiante ? Un livre que j’ai dévoré en tout cas