(Interview) Ronan Le Gleut (Sénateur), « La perception des menaces n’est pas la même pour tous les européens »
(Interview) Ronan Le Gleut (Sénateur), « La perception des menaces n’est pas la même pour tous les européens »

(Interview) Ronan Le Gleut (Sénateur), « La perception des menaces n’est pas la même pour tous les européens »

Ronan Le Gleut est sénateur des Français établis hors de France depuis 2017, et a notamment travaillé sur un rapport sénatorial de 2019 portant sur le thème de la défense européenne.

Bonjour Mr. Le Gleut, pensez-vous que l’on puisse réellement parler de sécurité européenne ? Quels en sont les contours ?

La question que vous posez renvoie à la thématique de l’évaluation des menaces. En travaillant sur la défense européenne pour ce rapport, nous nous sommes rendus dans sept capitales européennes (Berlin, Rome, Londres, mais aussi Varsovie, La Haye, Bruxelles et Bucarest) pour écouter ce que pensent nos partenaires européens et comment ils perçoivent la notion de défense européenne. L’une des choses qui nous a frappé, c’est que la perception des menaces n’est pas la même pour tous les européens, avec des différences extrêmement fortes. C’est pour cela que l’une des propositions phares du rapport est la création d’un livre blanc sur les questions de défense, afin que les Européens puissent se mettre autour d’une même table pour parler de l’évaluation des menaces selon eux, ce qui, à mon sens, n’est pas suffisamment fait.

Quelles sont les grandes lignes de l’évaluation des menaces ? On parle souvent, dans le langage eurotanien, de l’est et du sud. L’est, c’est le grand voisin oriental. Il y a un certain nombre de pays, comme par exemple les Etats baltes, la Pologne ou la Roumanie, craignent la Russie, ce qui n’est absolument pas le cas des Français, des Italiens ou des Hongrois. Ce que je veux dire par là, c’est que la perception du voisin à l’est n’est pas du tout la même selon les capitales européennes. Pour nous Français, la menace principale est celle du terrorisme islamiste. Sur ce terrain-là – celui que le langage eurotanien appelle la « menace sud », nous ne sommes pas les seuls. La Belgique, Madrid, Londres… ont été durement frappés par le terrorisme islamiste. Il y a un certain nombre de pays européens pour lesquels la menace principale reste celle du terrorisme islamiste. Ce que nous avons souvent du mal à percevoir, c’est que pour d’autres Européens, cela ne représente pas de menace directe. Si vous allez dans certains pays d’Europe centrale et orientale, la crainte du terrorisme islamiste est faible, ces pays ayant été épargnés. La question de la perception des menaces est donc absolument fondamentale. A mon sens, ce travail n’est pas suffisamment fait.

Par ailleurs, j’ajouterais que, pour certains pays européens (ou pour les peuples plus que les gouvernements, ces derniers ayant parfois une conscience aigüe des problématiques que les peuples ne voient pas forcément), par exemple les Allemands ou les Autrichiens, ne se sentent pas véritablement menacés ni par le voisin de l’est ou par le terrorisme islamiste. C’est à tort ou à raison, mais c’est leur perception. Là où, à mon avis, on peut se retrouver, c’est sur la menace cyber, où il peut à la limite y avoir un consensus européen. Cette dissonance européenne est un élément fondamental sur lequel il faut travailler, et il faut absolument que les Européens établissent une vision commune de ce que peuvent être les menaces sur notre continent. C’est pour cela que nous avons proposé un livre blanc, l’objectif étant que les gouvernants, en Europe, fassent ce travail d’évaluation des menaces.

Pensez-vous que l’on puisse concilier souveraineté nationale et défense européenne ?

Derrière la question de la souveraineté nationale et de la souveraineté européenne se trouve une autre question fondamentale, qui a été une des surprises en travaillant sur le sujet : les Français ont une vision assez unique des questions de défense en Europe. Pourquoi cela ? C’est parce que les Français se sentent protégé par sa propre armée. Les Français considèrent – à juste titre, ce n’est pas une erreur de jugement – que l’armée française est la protectrice de la France. Cette idée-là, en Europe, n’est partagée par personne. Mis à part nous, aucun autre Européen ne considère que son armée le protège. Cela représente pour moi la découverte principale de ce rapport. Quand on sort de la France, on nous explique que la sécurité, la protection, vient des GI américains. Que ce soit en Allemagne ou en Roumanie, les peuples estiment que leur protection ne vient ni de leur armée, ni de l’Europe, vaguement de l’OTAN, mais surtout des soldats américains. Et ça, que l’on aille en Italie, en Espagne, aux Pays-Bas, en Belgique, en Pologne ou Roumanie, cela fait consensus. Il n’y a qu’en France où le peuple s’estime ne pas être défendu par l’armée américaine, et c’est tout à fait original. D’où vient cette perception, cette réalité ? Il faut remonter à 1966, lorsque, sur décision du Général de Gaulle, la France quitte l’OTAN. A ce moment-là, en France contrairement aux autres pays d’Europe, on a demandé que les troupes américaines stationnées sur le sol français le quittent, ce qui a été fait. Dans les autres pays européens, il y a des troupes stationnées en permanence et en très grand nombre, et ça, les Français l’ignorent. Ils ignorent que le continent européen est sécurisé, protégé par des soldats américains.

Pour vous donner une idée, les Etats-Unis, ce sont 700 milliards de dollars de dépenses militaires par an, c’est-à-dire infiniment plus que n’importe qui d’autre dans le monde. Ils sont une démocratie incroyablement militarisée. La France, c’est un peu moins 40 milliards. L’armée française est la première armée de l’OTAN après celle des Etats-Unis, mais reste très loin derrière. Il y a un saut de géant entre numéro 1 et 2. Ces 700 milliards sont destinés à tous les théâtres d’opération des Etats-Unis, partout dans le monde. Le continent européen n’est que l’un de ces théâtres. Et pourtant, rien que sur le sol européen, l’armée américaine dépense presque autant que la totalité de l’armée française. La présence américaine sur le sol européen reste considérable. De mémoire, il y a environ 30 000 soldats américains sur le sol allemand, plus 20 000 civils pour faire fonctionner les bases militaires, c’est-à-dire 50 000 américains stationnés en permanence, en 2020, même si la guerre froide est finie. En Roumanie, ils sont 2000. Des soldats américains sont stationnés en Italie, en Espagne… Il y a des ogives nucléaires américaines stationnées dans différents pays d’Europe. Cette protection du continent européen assurée en partie par les armées nationales mais aussi par les armées américaines, c’est un élément que les Français ne perçoivent pas. Quand on réfléchit à la question de la défense européenne, il faut bien se dire que, pour nos partenaires, qu’ils soient Polonais, Tchèques, Espagnols, Italiens ou même Allemands, leur sécurité est assurée en grande partie par l’armée américaine. Pour les pays de l’est, c’est en particulier pour assurer leur protection face à la Russie, et c’est pour cela que le gouvernement polonais milite pour qu’un nouveau fort militaire américaine soit stationné sur le sol polonais. Le gouvernement polonais, a, entre autres, tenté de motiver, de convaincre le président Trump, en proposant de l’appeler le Fort Trump.

L’agence européenne des garde-frontières et des garde-côtes a vu son budget et ses effectifs être augmentés récemment. Pensez-vous que l’on puisse vraiment compter sur cette agence pour garantir la sécurité à l’échelle européenne, ayant montré ses failles à plusieurs moments ?

Il est très important de penser à Frontex, et, pour mon rapport, je suis allé visiter le siège de Frontex à Varsovie. Sur Frontex, il faut comprendre que jusqu’à maintenant, c’était une agence de coordination, et les Etats membres de l’Union Européenne mettaient à disposition des garde-côtes et gardes-frontières nationaux. C’était une agence sans agents, accomplissant simplement un travail de coordination, d’information, de récupération d’images… Les pays européens ont donc, jusqu’à maintenant, mis environ 3300 garde-côtes et garde-frontières à disposition de Frontex, quand on les additionne tous. Le projet actuel, qui est en cours de développement et de discussion, vise justement à dire que Frontex n’a pas fait le travail espéré, et qu’il faut donc multiplier par 3 ses effectifs et passer à 10 000.

Ce qui est révolutionnaire, c’est que sur ces 10 000, il y aurait environ 3000 agents de la Commission Européenne, de l’UE, c’est-à-dire des gardes-côtes et garde-frontières qui seraient des fonctionnaires européens de Frontex. Ce ne sont plus uniquement des agents nationaux mis à la disposition de Frontex. Ce qui rend cette idée révolutionnaire dans l’histoire européenne, c’est parce que cela impliquerait que ces 3000 agents auraient un uniforme européen et une arme européenne, ce qui serait une première dans l’histoire de la construction européenne, la première agence européenne à être véritablement armée et équipée par l’Europe. Auparavant, ces agents restaient fonctionnaires de leurs pays. Ça, c’est une des révolutions coperniciennes de l’UE, que personne n’a vu venir et qu’il faut suivre de près. Personnellement, je pense que cela va globalement dans le bon sens, parce qu’il faut que les frontières européennes soient sécurisées. Il faut que l’Europe puisse contrôler ses propres frontières, comme le ferait une nation. Il faut arrêter avec cette Europe qui ne contrôle pas ses frontières ; c’est un élément du régalien, et on ne peut passer outre.

Pour vous, le projet d’une défense européenne unifiée, au-delà de Frontex, est-il utopique ?

Le président de la République a parlé d’armée européenne, mais je n’y crois pas. Pour avoir travaillé sur le sujet pendant des heures et des heures, avoir auditionné un nombre incalculable de personnes, généraux, diplomates, parlementaires, je pense que l’idée d’une armée européenne n’est ni possible, ni souhaitable. Ce n’est pas possible premièrement parce que c’est ignorer que nos partenaires européens comptent sur les Etats-Unis pour les protéger, et c’est donc ignorer les conditions de nos partenaires européens. On ne fait pas l’Europe sans les Européens. Même si la France est la première armée d’Europe, elle ne peut pas seule décider de ce que doit être une défense européenne. C’est en ce sens que je ne vois pas comment dépasser l’horizon actuel de l’OTAN. Il faudrait remettre en cause profondément cette dernière, et je pense que nos partenaires européens n’y sont absolument pas prêts.

C’est pour cela que je pense que ce n’est pas possible en l’état, et je pense que ce n’est pas souhaitable non plus parce que le Brexit a prouvé que, démocratiquement, un Etat membre de l’Union Européenne peut parfaitement faire le choix d’en sortir. Qu’adviendrait-il d’un pays membre de l’UE qui la quitterait, par exemple à la suite d’un référendum, et qui serait protégé par l’armée européenne ? En conséquence, il n’aurait plus d’armée. Le Brexit crée un antécédent, une jurisprudence. Il faut toujours garder à l’esprit dorénavant que l’on ne peut pas exclure, à l’avenir, qu’un nouveau Brexit puisse advenir, bien que je ne croie pas à la théorie de la trainée de poudre. C’est un scénario qu’il faut prendre au sérieux. Dans cette perspective, comment peut-on imaginer qu’un pays quittant l’Union Européenne soit protégé par une armée européenne ? Ce pays se retrouverait donc vulnérable.

En revanche, je pense qu’il y a beaucoup d’éléments sur lesquels les Européens peuvent travailler ensemble. Je ne crois pas à l’armée européenne, mais je crois à une coopération entre les Etats membres, notamment parce que nous ne pourrons pas compter éternellement sur les Etats-Unis pour nous défendre. Il y a en effet un retrait des troupes américaines, amorcées déjà avant le mandat de Donald Trump. La nouvelle stratégie américaine est celle du « pivot asiatique », défini par Barack Obama. Sur la question de cette nouvelle stratégie, orientée sur la confrontation avec la Chine, il y a une continuité Obama-Trump, puisque c’est Obama qui a parlé de pivot asiatique, signifiant déjà que les Etats-Unis se tournaient davantage vers la côte Pacifique que vers la côte Atlantique. Il a mis à jour cette nouvelle priorité qu’est la confrontation avec la Chine. Sur cette thématique-là, Trump est la continuité d’Obama, sans rupture. Même dans le scénario où Joe Biden devait gagner la présidentielle, il y aurait toujours une continuité de cette thématique de confrontation en Asie. Là-dessus, il n’y a aucune différence entre démocrates et républicains. Cela montre bien que cette priorité américaine dans sa confrontation commerciale, économique, avec la Chine, est une priorité de long terme, et qu’on ne pourra pas éternellement compter sur eux pour nous défendre.

Peut-on privilégier une harmonisation des politiques étrangères européennes ou est-ce impossible ?

Josep Borrel, chef de la diplomatie européenne, répète régulièrement que la règle, en termes d’affaires étrangères de l’UE, est l’unanimité. Dès lors, on voit bien que l’Union a beaucoup de mal à parler d’une seule voix en termes d’affaires étrangères, parce qu’il est facile, compte tenu du nombre d’Etats membres, d’en trouver toujours un pour ne pas être d’accord avec une position. Pour l’unanimité, il faut que 100% des Etats membres rejoignent la position. Tant qu’on est dans cette optique, la politique étrangère de l’Union Européenne est très faible. Le seul moyen d’avoir une politique étrangère forte serait une règle de la majorité qualifiée, mais peut-on imaginer, pour un pays comme la France, d’être un jour en minorité sur une position ? Je ne le crois pas. Notre pays a un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, qui ne compte que cinq membres. La France est aussi un membre du club très fermé de ceux qui possèdent l’arme nucléaire, restreinte à neuf pays dans le monde, sur 193 au sens de l’ONU. Pour moi, la France ne peut pas se faire imposer sa politique étrangère. Elle a un statut tout à fait particulier, et il faut en avoir conscience, surtout depuis le Brexit. Depuis le Brexit, la France est le seul pays de l’UE à avoir un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, et le seul à disposer de l’arme nucléaire. Avant le Brexit, ce statut était partagé avec le Royaume-Uni. La France a donc un statut particulier, un devoir particulier, et c’est cela qu’il faut absolument préserver quand on est un patriote.

Propos recueillis par Julien Neter

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