Réformer l’ENA : que reste-il de l’excellence républicaine ?
Réformer l’ENA : que reste-il de l’excellence républicaine ?

Réformer l’ENA : que reste-il de l’excellence républicaine ?

Le 8 avril, le Président de la République annonça officiellement la suppression de l’ENA pour donner naissance à l’Institut du service public (ISP). Cette réforme de la haute fonction publique avait déjà été évoquée à l’issue de la crise des gilets jaunes : situation parfaite pour pointer du doigt ces élites françaises dites « hors-sol ». Cependant l’appel des gilets jaunes ne semble pas avoir touché le politique, lui qui avait pourtant négligé les trois quarts des français pour qui la voiture constitue l’unique moyen de déplacement pour aller travailler chaque matin. Il serait également malhonnête de laisser penser que la crise de confiance politique que nous traversons se confond avec une crise administrative alors que moins d’un énarque sur dix entreprend une carrière politique …

Le rapport Thiriez, sésame de la réforme de la haute fonction publique, a mis en exergue les trois points sombres de la formation de nos élites administratives. Sont ici visés : le décloisonnement de la haute fonction publique, la diversification du recrutement et la dynamisation des carrières. Autrement dit, les énarques accèdent à des hauts postes trop rapidement, viennent d’un milieu trop favorisé et n’ont pas suffisamment accès au secteur privé. Bien qu’Emmanuel Macron ait revendiqué son attachement à la méritocratie et à l’élitisme républicain lors de son discours du 25 avril 2019 en clôture du grand débat national, sa réforme semble mettre de côté les principes d’excellence républicaine. Certes, nous pouvons considérer qu’une plus longue expérience en service déconcentré serait utile : occasion de consolider la connaissance des territoires et assurer une prise de décision éclairée une fois en administration centrale. Pour autant, vouloir supprimer les corps pour protéger des risques de cooptation pourrait justement ouvrir au favoritisme à la sortie de l’école. Décloisonner l’administration pour la dynamiser et renforcer son caractère interministériel était la volonté du Général de Gaulle en 1945, stabiliser son organisation à partir des corps était l’œuvre de Napoléon avec la création des préfets en 1800 : quels sont les réels maux de la haute fonction publique aujourd’hui ?

La question de la diversification, chère à l’exécutif depuis plusieurs années, est au cœur de la réforme. L’émergence des classes préparatoires « égalité des chances » (CPE) sur l’ensemble du territoire montre que, comme souvent, les problèmes ne sont pas traités à la racine. En effet, 26% des élèves en sixième ne savent pas lire ou écrire ; les lacunes de l’école mettent en péril le souhait d’une véritable méritocratie républicaine voulue dès la III ème République. La problématique est amplifiée lorsque le rapport préconise un concours « spécial » assurant 10 à 15 % des places à ces étudiants issus des CPE. En déplaise aux adhérents de la logique bourdieusienne, l’école est sensée donner à chacun la possibilité de s’émanciper par la force du travail et l’ouverture à la connaissance. Contrairement à ce qui peut être avancé, un élève issu d’une CSP+ ne dispose pas forcément d’un cadre familial incitant au sérieux et à la curiosité intellectuelle. Dès lors, chaque personne se donnant les moyens devrait, quel que soit son milieu, pouvoir accéder à la formation de son choix sans discrimination positive. Néanmoins la politique du quota prend de nouveau le dessus et conduit à la fuite des élites vers les prestigieuses universités anglo-saxonnes.

Une attention particulière doit être également portée sur la manière avec laquelle les médias traitent l’enjeu de la diversification. Dans de nombreux articles, vous trouverez une indignation générale lorsque est évoqué la ligne rouge des 5 %, autrement dit seulement 5% des énarques sont enfants d’ouvriers. Toutefois, il est rarement souligné que près de 40 % ont des parents agriculteurs, artisans ou commerçants … Outre la mauvaise foi qui anime les défenseurs des « oubliés », un profond irrespect pour ceux qui nous nourrissent et qui nous permettent de vivre est bel et bien présent. Adopter cette posture revient à oublier ce qu’est la véritable méritocratie et témoigne du manque de considération pour ces métiers plus manuels mais nullement incompatibles avec l’idée de réussite.

Enfin, la question des mobilités vers le secteur privé, symptomatique du startup nation environnant parait bien loin de la devise de l’ENA « servir sans s’asservir ». Etudier à l’ENA n’est pas anodin et ne peut être animé que par la vocation du service public. Si ça n’est pas le cas, il existe les grandes écoles de commerce comme HEC ou l’ESSEC. Dès lors, il est surprenant que certains anciens élèves aient rapidement accepté le rachat de leurs années dédiées à l’Etat par des grandes entreprises. La culture du pantouflage ne semble déstabiliser personne étant donné que les mobilités publiques/privées sont amenées à être favorisées. Autre surprise, la réforme de l’ENA introduit dans son recrutement des processus inspirés du management privé qui peuvent faire sourire. C’est le cas par exemple des tests psychotechniques, épreuves classiques dans de nombreuses écoles privées post-bac.

Au-delà du recrutement, c’est la formation générale des cadres dirigeants publics qui s’inscrit dans la culture de l’évaluation et de la performance. Il serait vain de ne pas reconnaitre la nécessité de transformer une partie de l’administration pour répondre aux attentes des citoyens en tant que contribuables et usagers. Cependant le recours à l’évaluation managériale et les questions de leadership sont de plus en plus traités comme dans une entreprise. Les réformes de l’Etat comme la RGPP ou la LOLF sont indéniablement utiles mais la tentation de mener l’administration et les affaires d’Etat comme une entreprise est risquée.

Réformer l’élitisme administratif vers un modèle « ouvert et dynamique » témoigne d’un rejet de ce dernier. Si la méritocratie était au cœur des préoccupations, la volonté de transformer, ou plutôt de déconstruire, à tout prix aurait certainement une autre saveur. En plus de la réforme et de son ambition profonde, le climat qu’elle dépeint peut nous interroger sur notre rapport à l’intérêt général et à la notion de collectif. Voulons-nous un Etat comptable ou un Etat-Nation ?

Alice Clergeau

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