Le 13 octobre 2017, le Premier Ministre (Édouard Philippe) lançait son programme Action Publique 2022. Ce programme poursuit trois objectifs dont l’amélioration de la qualité des services en développant la relation de confiance entre les usagers et l’administration, un environnement de travail modernisé pour les agents publics et l’accompagnement de la dépense publique. En clair, ce programme prévoit la dématérialisation totale des services publics pour notamment les démarches administratives.
Si on peut admettre que la dématérialisation puisse constituer un levier d’amélioration de l’accès de tous à ses droits, en pratique cette considération est purement idéalisée. La marche forcée du numérique, développée dans une approche d’économies budgétaires et comptables, sans tenir compte des difficultés bien réelles d’une partie de la population et des besoins spécifiques de certains usagers ne pourra aboutir à une réforme respectant l’égal accès aux services publics. Car rappelons le si une personne est privée de ses droits en raison de la dématérialisation d’un service public, c’est un échec pour notre démocratie et l’Etat de droit. Dans un pays comme la France un tel risque est intolérable.
Désormais, le mot d’ordre est dématérialisation, l’action de transformer des supports d’information matériels en supports numériques. L’ordonnance n°2005-1516 du 8 décembre 2005 a reconnu la possibilité de saisir l’administration par voie électronique, l’essor d’internet devait également bénéficier à l’administration, toutefois on observe que l’on se dirige vers une obligation de saisine par voie électronique. Les exemples sont nombreux, le plus connu est le recours aux téléservices en matière fiscale puisqu’après avoir imposé par voie dématérialisée les déclarations d’impôt sur les sociétés, la taxe sur la valeur ajoutée et les taxes assimilées aux taxes sur le chiffre d’affaires, désormais l’on a généralisé cette pratique avec la déclaration en ligne, fini le formulaire bleu ! Il en est de même de l’ensemble des démarches administratives, en dehors de la première délivrance d’un document d’identité.
Les conséquences de cette marche forcée vers la e-administration sont nombreuses. D’une part, elle remet en cause l’une des grandes lois du service public : l’égalité. La généralisation de ces procédures numériques implique que sur le plan technique, l’administré dispose de matériel, d’une connexion internet et que l’administré sache s’en servir.
Si la procédure dématérialisée permet à tous sur le territoire d’accéder aux services en ligne, elle contribue également à creuser le fossé numérique, générationnel, social et culturel. À ce titre, le défenseur des droits relève dans un rapport de 2019, Dématérialisation et inégalité d’accès au service public, que pour les habitants en zone rurale notamment, il existe un risque réel de fracture territoriale liée à l’existence des zones blanches et grises. Difficile de prendre en considération les difficultés rurales quand les décisions sont prises à Paris ! Le rapport soulève que 0,7% des français soit 500 000 personnes n’ont pas accès à une connexion internet fixe, dans les communes de moins de 1 000 habitants, plus d’un tiers des habitants n’ont pas accès à un internet de qualité ce qui représente près de 75% des communes de France soit 15% de la population.
On imagine bien la situation d’une personne âgée dans un territoire comme l’Ardèche par exemple où la connexion est mauvaise et l’un des seuls liens sociaux et administratif sont avec le service public de proximité. Obliger une personne âgée à procéder uniquement par voie dématérialisée l’isole encore plus.
Enfin, et trop souvent oubliés, l’accès au matériel informatique et à une connexion internet de qualité demeure très difficile dans les territoires ultramarins. Quant à l’ergonomie des sites internet de l’administration, des difficultés peuvent apparaître surtout pour une frange de la population française concernant surtout la navigation intuitive ou encore la taille des pièces à joindre pour justifier d’une demande. Ainsi, le site internet le plus critiqué à été Légifrance, où l’ergonomie est fortement regrettée par les juristes qui n’y comprennent plus rien et où la simple recherche a été complexifiée.
Cette marche forcée du numérique pose une problématique plus large, celle des difficultés face au numérique d’une manière générale puisque à titre d’exemple en 2017, 12% de la population âgée de 12 ans et plus ne se connectaient jamais à internet (environ 7 millions de personnes) et un tiers des français s’estimaient pas ou peu compétent pour utiliser un ordinateur (environ 18 millions de personnes) selon les chiffres du CREDOC (Le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie).
Enfin, l’absence de connexion est très élevée chez les retraités, les non-diplômés et les personnes ayant de faibles revenus. Ainsi cette marche forcée du numérique peut avoir des aspects pratiques pour ceux maîtrisant les démarches administratives en ligne mais peut se retrouver être un véritable parcours du combattant pour d’autres français. Finalement, l’outil informatique contribue d’avantage à la rupture des liens entre les administrés et l’administration.
Dans le cadre de la démarche « Action publique 2022 », on remarque que l’accent a été mis en 2019 sur la qualité et la simplicité de la numérisation du point de vue de l’usager. L’État s’est engagé à détecter et accompagner les usagers en difficulté avec les outils numériques et va expérimenter, sur le modèle déjà proposé par l’administration fiscale, un dispositif d’aidants professionnels réalisant les démarches en ligne pour le compte d’une personne. Bien que permettant un accompagnement pour les français en difficulté face à cette e-administration, l’accompagnement par des aidants professionnels aura forcément un coût, on est loin de la logique budgétaire et comptable de la réforme.
Une autre conséquence majeure repose sur les risques de la numérisation concernant la sécurisation des échanges et la protection des données personnelles. Problématique qui intéresse davantage les français depuis l’essor d’internet et plus particulièrement des démarches administratives en ligne. Et il y a de quoi s’inquiéter : à titre d’exemple sur les sites de préfecture pour la prise de rendez-vous en ligne afin de déposer une demande de titre de séjour, le ministère de l’intérieur indique que 58 millions de connexion illicites ou malveillantes ont pu être identifiées et déjouées au cours des quatre premiers mois de 2020 !
Si comme l’assure le ministre de la transformation et de la fonction publique «le numérique ne peut être la seule option d’accès au service public »2, contraint par le Conseil d’Etat et le Conseil Constitutionnel qui ont jugé que « le recours aux téléprocédures n’est pas jugé contraire au principe d’égalité, si leurs conditions d’utilisation ne créent pas une rupture caractérisée de l’égalité d’accès et de traitement, et si ne sont pas, en principe, totalement exclus d’autres modes de communication avec l’Administration », la pratique est moins simple. Cette marche forcée conduit à déshumaniser d’avantage l’administration, à l’éloigner des citoyens et de certains territoires et à complexifier les démarches puisque joindre l’administration relève de l’impossible. Comme beaucoup de réforme sous ce quinquennat, il y a une réelle volonté de simplifier mais qui finalement se traduit par une complexification. Conséquence sans nul doute de la « pensée complexe » du Président Macron.
Cette dématérialisation apparaît dramatique dans l’accès à nos services publics, à nos droits, surtout pour nos aînés et les personnes en situation de handicap. Une crise des gilets jaunes pourrait-elle se profiler pour ne pas avoir pris en compte, une fois de plus, la diversité et les difficultés de nos territoires et des français ?
Océane Brunelot, candidate aux élections départementales au Mans.